Cercle Psychanalytique de Paris

La structure inconsciente et le Yi Jing

Article paru dans la revue « Psychologie Clinique » n°38 ,2014/2

(Ju Fei,  éd. L’Harmattan)

Voici un livre extraordinaire  qui fera date dans la culture  psychanalytique de notre siècle. Il  ouvre une passe essentielle entre la psychanalyse et la pensée chinoise  tout  à la  fois la plus traditionnelle et la plus pérenne. La passe est essentielle parce que le Dr Ju Fei connaît à fond l’œuvre de Freud,  celle de Lacan, sa topologie des nœuds et la clinique psychanalytique.  On peut le constater dès  les premiers chapitres où l’exposé très rigoureux des théories est enrichi par les dimensions du  regard, de la sensibilité et de cette subtile et mystérieuse « sagesse  chinoise ». Un prochain livre exclusivement  sur la clinique est déjà annoncé.

Qu’est-ce que le Yi Jing ? Yi, que l’on traduit généralement par « transformation » est représenté par le pictogramme suivant : , qui figure un cam é l é on, animal dont la langue et aussi grande que le corps et dont la rapidit é de lanc é e est exceptionnelle. Sans parler de la  fameuse capacit é de cet animal à changer de couleur. Jing signifie livre. D’où le titre « livre des transformations » ou « des transmutations » comme le nomme le Dr Ju Fei. Cet ouvrage est classé parmi les plus importants de la littérature universelle. Il est compose de lignes discontinues – – ou continues -, formant  des hexagrammes, à interpréter et qui remontent à une antiquité immémoriale.   Sa meilleure traduction reste celle  du  Père, protestant, Richard Wilhelm, commencée à peu près à la date où Freud  publiait son « Interprétation des rêves » (1900).   «  C’est  le psychanalyse Etienne Perrot qui assura la transcription française  en précisant que : «  Le livre le plus ancien de la Chine en était  aussi le plus moderne ».  Ainsi le Dr Ju Fei pour illustrer cette modernité  nous rappelle  ce que disait le physicien Niels Bohr :   « la logique du yin-yang,  peut nous aider à  comprendre la dualité  onde-et corpuscule » (cette dualité définit  l’électron sur lequel repose toute notre société moderne qu’on appelle  technologiquement «  électronique ».  Elle fut illustrée par la formule du paradoxe  d’André Breton « le poisson soluble »)  « … à cela s’ajoute  le principe d’incertitude de Heisenberg dans la mécanique quantique » (p.183) et bien sûr  avec cet ouvrage  la structure de l’inconscient selon Freud et Lacan.

Certes, l’inconscient a plusieurs définitions. Mais Lacan, qui connaissait bien le chinois, a expliqué, que  « l’inconscient freudien n’a rien à faire avec les définitions qui l’ont précédées ». « L’inconscient ça parle, et ça fonctionne d’une manière aussi élaborée qu’au niveau du conscient  qui perd ainsi ce qui paraissait son privilège.  » (p. 26 S.11).  Pour Freud,  dès L’interprétation des rêves , l’inconscient précède le conscient. « Les processus de pensées les plus compliqués et les plus parfaits peuvent s’y dérouler indépendamment de la conscience » (p. 504).  Reste que le mot « inconscient »  dans toutes les langues  occidentales est un mot négatif. Un mot négatif qui  a un sens positif. Ce qui, pour la logique formelle, est contradictoire. C’est-à-dire impossible. C’est un oxymore. Mais, curieusement, ce ne l’est   pas pour  la pensée chinoise.    En effet, ses principaux concepts, qui sont pour les langues et la pensée occidentales des termes négatifs, sont pour eux des termes  positifs, comme le Wu,  le rien, , kong, le vide, , xue, , le trou.  Le Pr Huo Datong, un autre chinois ayant fait une longue analyse en France, déclarait en 2002, en se basant sur la topologie lacanienne : «  L’inconscient de tous les individus est structuré comme l’écriture chinoise » (La Chine sur le divan , Dorian Malovic,  Plon, p.41). En effet, la langue chinoise n’a pas de verbe être, les choses et les mots peuvent y être entendus selon plusieurs niveaux comme dans l’inconscient. On n’a pas encore tiré toutes les conséquences de cette stupéfiante constatation. Mais, avec le livre et les explications du Dr  Ju Fei, il se pourrait bien que les choses avancent plus profondément et plus rapidement qu’on ne croit. A part les psychanalystes, les occidentaux ont du mal à compter jusqu’à trois.  Ça leur est même impossible. Comme l’explique le philosophe Alain Badiou dans Il n’y a pas de rapports sexuels (Barbara Cassin, Alain Badiou  éd. Fayard, p.124) : « La philosophie ( au sens strict du terme ) refuse que le trois soit irréductiblement originaire ». A l’inverse pour les Chinois, savants ou  ignorants,  « le trois originaire » est aussi évident que l’air que l’on respire.  Depuis toujours il y a dans leur culture le trigramme du « Dào du ciel, du  Dào de la Terre, et du  Dào de l’homme ». Ainsi, le Dr Ju Fei peut-il souligner que « si Freud emprunte certains termes à la philosophie il ne les utilise pas au sens classique ». La triade de Freud, base de son enseignement : «  dynamique, topique et économique », illustre selon  lui, de manière directe et  évidente, cette rupture épistémologique avec la métaphysique occidentale. « Le  conflit psychique  se trouve tant dans l’opposition topique entre le moi et le surmoi que dans l’opposition économique entre  la pulsion de vie et la pulsion de mort » (p. 15). Quand une culture s’élabore sur  l’histoire  des « Trois  royaumes », ( wei , shu et wu ), quand le souffle vital, le Qi, , qui circule, selon le Yi Jing, indifféremment dans les choses et les êtres en les reliant en permanence , s’écrit en pratique seulement par  trois traits , il est évident   qu’on puisse  dire, imaginer et penser  sans se prendre la tête, que   «  le trois est originaire ».   Le sinologue Marcel Granet faisait déjà  déjà remarquer dans La pensée chinoise : «  C’est au trois, Premier Nombre, Nombre Parfait (tch’eng) que se rattachent tous les grands systèmes de classification » (p. 237). Le « un » du Yi jing c’est le changement, la mobilité, la transformation, le mouvement transmutatoire. Rien à voir avec le « un » de la philosophie rigoureuse, la sphère  immobile et sans  faille de Parménide, ou le « un » des théologies occidentales qui, affirment-elles dogmatiquement,  « ne saurait connaître ni vide ni néant ». Comme dit Lacan : « L’un (de la philosophie et des théologies) ne commence que là où il y a  de l’un qui manque » (Ou pire , p.11). Le « un » est le trèfle du nœud premier qui, en topologie, peut se métamorphoser en nœud borroméen  parce qu’ils ont le même graphe. C’est au centre de cette triplicité topologique que règne l’objet petit a.

« L’objet petit a est l’objet même de la psychanalyse »  n’a cessé d’expliquer  Lacan, (Écrits , p.9). «  L’objet a, démontre le Dr Ju Fei, se définit finalement comme le vide  (p. 10). Mais de quel  vide s’agit-il ? Après une analyse  des diverses fonctions de l’objet a   dans l’œuvre de Lacan : «  objet partiel, reste et vide »,  le  Dr Ju fei souligne qu’à partir de 1972 , c’est-à-dire après l’introduction du  nœud borroméen en psychanalyse (le 9 février 1972, Ou pire) « l’objet a passe du vide négatif au vide positif, un peu  comme le mot inconscient,  mot négatif mais avec  un sens  positif ou le fait que ce qui est négatif dans le conscient est positif dans l’ inconscient. « Il n’est pas inutile de rappeler, nous dit Le Dr Ju Fei,  que dans la pensée chinoise, le vide est une idée fondamentale » (p. 260). L’énergie est le mouvement. Si tout est mouvement, qi , , tout est rien, ou  tout est vide ou  tout est trou . Mais, trou étrange, trou positif, c’est-à-dire « un trou qui précède ses bords ». La structure de l’inconscient se définit  dès lors  comme un nœud, un nœud  borroméen  au centre duquel règne le vide actif,   autrement dit   l’objet petit a.

Bien sûr, il manque en Chine un mythe similaire à celui d’Œdipe. Mais l’on comprend, par là même,  tout l’intérêt lacanien  d’avoir fait passer le complexe d’Œdipe, source  de toutes les névroses, du niveau de l’Imaginaire freudien au niveau Symbolique, c’est-à-dire à le réduire à la structure même du langage. Ce qui le rend indiscutablement universel.  L’inconscient n’est pas un fait génétique. C’est même le contraire. L’Autre est d’abord une relation au langage. «  Ce que je cherche dans la parole, c’est la réponse de l’autre » (Lacan, Ecrits ). « Le Yi jing, nous dit le Dr Ju Fei, en tant que logique fondamentale de la pensée chinoise, détermine la parole…comme discours de l’Autre ».  «  Tout discours ne tient son sens que d’un autre discours » (Lacan, Ou pire (leçon du 9 / 2/72).  Le yin n’est yin que pour le yang. Ainsi la quaternité  « jeune yin, vieux yin, jeune yang vieux yang » permet de mieux saisir les formules lacaniennes de la sexuation.

Dans son dernier chapitre, intitulé « Conclusion : le Yi jing et la théorie de Lacan » , le Dr Ju Fei écrit : «  Si la structure signifiante est moebienne,  une correspondance entre elle et le Yi Jing existe. Il n’existe pas cependant de correspondance au niveau du nœud borroméen » (p. 225).  Comment, après tout ce qui vient d’être dit dans les précédents chapitres, pourrait-on  finir ainsi : «  pas de correspondance entre le Borroméen et le Yin jing  » ? L’anneau de Moebius n’est-il pas  homéomorphe à un cercle ?    Le nœud Borroméen n’est-il pas constitué de trois cercles illustrant, pour ainsi dire « la face, le dos et les arêtes » de l’anneau  de Moebius ?    La formule  de l’anneau de Moebius  est :   Faces + Sommets – arêtes = surface de Moebius. La définition du nouage borroméen n’est-elle pas   « si l’on coupe un quelconque des trois anneaux les deux autres sont libres » ?  Ce point correspond au  « moins arêtes » de la formule moebienne. Il  existe donc    une relation fondamentale entre l’anneau de Moebius, le nouage borroméen et Yi Jing, basées sur les explications mêmes du Dr Ju Fei.  Le nœud Borroméen peut se présenter sous de multiples figures, au moins 64 comme les hexagrammes du Yi jing, puisque son graphe est constitué de six traits, trois extérieurs et trois intérieurs correspondant aux lignes yin discontinues et à celles yang continues. Le Yi jing se révèle ainsi comme ce qui illustre la mise en mouvement du nœud Borroméen. Malgré cette remarque malencontreuse, mais facile à  réajuster, il ressort de ce livre que le Yi Jing permet de mieux comprendre  la topologie des nœuds, c’est-à-dire la psychanalyse, et la psychanalyse  permet d’aborder le Yi Jing comme un retour à  son pays natal.  C’est en se basant sur la topologie du nœud borroméen  que le Pr Huo Datong a pu avancer que « l’inconscient de tous les individus (chinois et  autres) est structuré comme l’écriture chinoise ». Ce livre inaugural Structure inconsciente et Yijing en sera désormais  comme  une  première et parfaite  démonstration.


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