Cercle Psychanalytique de Paris

SOTO ZEN

Des cinq écoles qui succédèrent à Houei neng, deux seulement se perpétuèrent jusqu’ à nos jours : celle de Lin tsi (Rinzai en japonais) et celle de Dongshan Liangie (Tozan Ryokan en japonais) et de son disciple, Caoshan Benji (en japonais Sosan Honjaku). La première syllabe du nom du disciple en japonais a précédé celle du maitre pour donner le nom de l’école Soto, école qui ne prône que le zazen : « le zen, c’est le zazen », « le Bouddhisme c’est la posture du Bouddha ». Mais au début du 13 ème siècle le Rinzai se modifia. On pratiquait de moins en moins le zazen en le remplaçant par l’exercice des koan. C’est toujours le même principe qui se reproduisait : d’abord on fait zazen puis on cesse de le pratiquer et on étudie les textes, puis on les étudie de moins en moins jusqu’à les remplacer, en exclusive, par des cérémonies pour les mariages et les enterrements. « Humain trop humain » comme dirait Nietzsche.

Le koan gōng’àn en chinois est une question sous forme d’un bref échange entre un maître et son disciple, d’apparence absurde, énigmatique paradoxal, rompant avec la logique ordinaire, pour faire valoir le vide. Exemple de koan :

« Quel était votre visage avant votre naissance ? »,

« Que faites-vous lorsqu’il n’a plus rien à faire ? »,

« Quel est le bruit d’une seule main quand on applaudit ? », « Pourquoi le bambou existe en dessus et en dessous de ses nœuds ? », « Pourquoi le bambou existe en dessus et en dessous de ses nœuds ? », « Pourquoi le courant rapide de la rivière n’emporte-t-il pas la lune ? »

Le zen se réduit-il aux koan ? C’est ce que se demande Dogen, un jeune lettré, fils d’une famille aristocrate (descendant de l’empereur Mura kami (947-967) qui, à l’âge de 23 ans, se rend en Chine et rencontre l’école Caodong (Soto en japonais) qui consiste à prendre la posture du Bouddha (Shikantaza en japonais) et « abandonner le corps et l’esprit ». Que reste-t-il quand on a abandonné le corps et l’esprit ? Il reste « un vide sans fond sans rien de sacré » comme dit Bodhidharma ou le trou de l’inconscient que Lacan appelle le Réel par opposition à la réalité (l’esprit et le corps). C’est ce vide qui articule tous les phénomènes dans le plein épanouissement de la jouissance sexuelle, extase, ce que Dogen définit par « la jouissance (la « j’ouïe sens ») d’abandonner jusqu’à l’idée d’abandonner », conformément à l’idée de nirvana que les bouddhistes dès l’origine jusqu’à nos jours représentant par un cercle vide, origine du zéro qu’on utilise partout dans le monde. À son retour au Japon, Dogen fonda le temple de kosho ji à Kyōto (alors la capitale impériale) puis il fondera le temple d’ Eihei-ji . Ces temples perdurent jusqu’à nos jours. Dogen est un des plus grands maîtres, sinon le plus grand, du bouddhisme japonais. Dogen est la 52 ème génération depuis Bouddha des patriarches de la tradition zen. Vingt-neuf générations de patriarches lui ont succédé au Japon jusqu’à Kôdô Sawaki, le maître de Taisen Déshimaru qui au milieu des années 60 introduisit le Soto zen (le zazen), en Europe.

A cette époque, je travaillais pour une grande firme de produits diététiques qui organisait chaque année des stages de formation que je dirigeais. Au début de l’année 68, un professeur de yoga qui voulait organiser un stage de yoga sur le modèle des miens me proposa une association pour l’été prochain : « yoga et diététique, » de plus me dit-il, je pourrais faire venir le maître zen Deshimaru à qui je prête ma salle pour son enseignement du zazen. J’en avertis ma firme qui me donna carte blanche. Mais les conférences que donnaient Deshimaru ne lui permettaient de venir qu’au mois de mai.  D’habitude les stages ne se déroulaient qu’en juillet et août. Nous fûmes donc obligés d’organiser un stage exceptionnellement long : mai, juin, juillet août qui fut organisé à Chambon sur Lignon (Auvergne). En dépit de nos craintes ce stage « yoga, zen et diététique » eut un immense succès. Les inscriptions affluaient de toutes parts.

Deshimaru arriva à notre camp au moment où à Paris des manifestants occupaient la Sorbonne. Deshimaru mit tout le monde en zazen trois fois par jour. Beaucoup avaient mal aux genoux ou aux reins et s’abstenaient de venir aux séances, ou se contentaient d’être seulement assis sur leurs zafu. Seul le professeur de yoga, Raimond L et moi pouvions tenir la posture du lotus pendant trois quarts d’heures sans que ce soit une torture.  Quelques jours plus tard, Deshimaru décida de faire de nous des « Boddhisattva » grade qui dans le zen précède celui de moine. Lors d’une séance nocturne où Deshimaru récitait interminablement des sutras et brulait de l’encens, il nous coupa une mèche de cheveux et remit des rakusu (morceau d’étoffe figurant la robe de Bouddha). L’atmosphère était mystérieuse et. Hypnotique. Elle eut pour effet de provoquer sur nous un choc cérébral différent pour l’un et l’autre. Le professeur de yoga, Raymond L. fut atteint soudainement d’une paralysie générale. Les médecins consultés le firent rapatrier sur un hôpital neurologique de Paris. Quant à moi, faisant zazen, je fus pris d’une sorte de dédoublement de personnalité que je comparerais au dédoublement de ceux qui ont fait une expérience de mort imminente (EMI) (1). Je fus envahi par une extase d’une puissance indicible. J’étais hors de mon corps qui fonctionnait indépendamment de ma volonté. Mon ventre se gonflait dans une respiration qui avait en quelque sorte gagnait son autonomie.

(1) Voir le livre d’Alexandra Arcé « Expérience de mort imminente » (Ed. Le temps présent).

Ne pratiquant aucun sport, je ne suis pas spécialement musclé mais là j’avais l’impression que chaque muscle de mon corps s’épanouissait comme jamais. Mon sexe   semblait s’être émancipé et dressait dans une   stupéfiante et indépendante érection.

J’étais dans un état de jouissance, de volupté, de ravissement si puissant et si intense, si prenant, que la réalité et ses responsabilités dans leur ensemble me semblaient totalement dérisoires, comme si elles avaient perdu brusquement tout intérêt et toute valeur. J’en informais Deshimaru qui me dit simplement qu’il s’agissait d’un « Big satori ». C’était très flatteur mais il s’agissait bien plutôt d’une psychose hallucinatoire bien qu’elle s’exprimât dans une extase exquise si prenante que plus rien ne comptait. En effet, sans avertir personne, même pas un simple mot, absorbé dans mon extase qui refoulait toute raison, je quittais le camp avec pour tout bagage mon zafu et me dirigeais vers la montagne. Je ne sais comment j’aboutis dans une grotte dont j’apprendrais plus tard qu’elle servait aux résistants pendant la guerre. J’y restais combien de jours ? J’étais incapable de compter. Je faisais zazen et je dormais à même le sol. Il y avait à quelques pas de la grotte une petite rivière où je me désaltérais et faisais une sommaire toilette. Tout à mon extase, je ne souffrais pas de la faim, le jeûne nourrissait en quelque sorte ma béatitude du moins durant plusieurs jours. Puis je m’aperçus que j’avais gardé mon portefeuille dans la poche de mon pantalon qui traînait dans un coin à l’entrée de la grotte (je pratiquais pour être plus à l’aise zazen en caleçon). Constatant que je disposais d’un peu d’argent, je me dis que je pouvais descendre au village pour acheter un réchaud de camping, de quoi faire cuire du riz et des légumes et quelques couvertures pour rendre ma retraite un peu plus confortable et assurer sa pérennité.

Je quittais mon repère un beau matin pour me rendre au village mais je me perdis dans la campagne et je marchais toute la matinée puis toute l’après-midi sans trouver le chemin du village. Dans la soirée, je rencontrais une paysanne que j’approchais pour lui demander ma route, mais épuisé par mon jeûne et ma longue et vaine marche dans la campagne, je m’évanouis devant elle. Quand je repris connaissance j’étais dans son lit où elle me réconfortait avec de la soupe, du fromage blanc et de la charcuterie. « J’ai tout de suite compris que vous mourriez de faim », me dit Arlette, c’était le nom de ma sauveteuse, une accorte paysanne précinquantenaire aux joues rouges comme des pommes qui sentait la campagne et les animaux de la ferme. Elle n’avait pas été sans remarquer mon ithyphallisme car la nuit tombée quand elle me rejoignit dans l’unique lit de la maison, elle ne put s’empêcher de me faire une interminable fellation suivis de tous les exercices sexuels qu’on puisse imaginer. Je lui expliquais que j’étais un religieux dont la pratique était le zazen. « Moi de même, me dit Arlette, je suis pour la spiritualité ». Je passais mon temps à faire zazen, à manger, dormir et baiser. Ce faisant j’appris par expérience que la jouissance ne se réduisait pas à la génitalité, mais qu’au contraire elle la précédait, la nourrissait, la rendait possible. Ainsi le plein épanouissement de la jouissance sexuelle était-il   antérieur à celui du génital. Pendant ce temps-là ma femme inquiète de mon absence impromptue demanda à la gendarmerie une recherche en disparition. Les gendarmes montrèrent ma photo à Arlette. Elle leurs dit qu’elle ne m’avait jamais vu. Quelques jours plus tard, elle me raconta sa ruse. Mais le seul mot de « gendarme » fit l’effet sur moi d’un jugement. Je quittais Arlette brusquement pour me rendre à la gendarmerie. Ma femme vint me chercher et nous rentrâmes à Paris. Mais ma division d’avec la réalité, mon impression de décorporation étaient toujours là, extase comprise. Je consultais un médecin qui me conseilla de faire une psychanalyse. Il m’adressa à une de ses connaissances qui avait, me disait-il, connu Freud avant la guerre. C’était un homme débonnaire et était assez âgé, je le vis deux fois par semaine mais il mourut au bout de six mois. Il m’avait conseillé d’écrire mon expérience zen, mais ça ne me disait vraiment rien.  Son épouse m’adressa à une de ses élèves, une très belle jeune femme qui avaient deux enfants, deux petites filles. Je lui racontais mon histoire et un an plus tard seulement, elle périt avec ses deux filles dans un horrible accident. Sa voiture par une fausse manœuvre s’encastra dans un camion quinze tonnes. J’eus l’impression que je portais malheur jusqu’à ce que je rencontre un psychanalyste lacanien.

A peine eussé-je prononcé le mot zen qu’il m’apprit, à ma stupéfaction, que l’ouverture des séminaires de Lacan commençait par le même mot.  Il me montra même le séminaire 1 de Lacan « Les écrits techniques de Freud » et me lut lui-même la fameuse ouverture : Les manifestations de l’inconscient (rêves, lapsus, actes manqués et consort) ne sont ni raisonnées, ni volontaires, ni graduelles, mais fulgurant comme le subitisme zen. D’où la similitude entre la psychanalyse et le zen. J’entamais alors une longue analyse à la suite de quoi je devins analyste à partir d’une lecture zen des Ecrits et des séminaires de Lacan de l’ouverture du séminaire 1 au dernier le séminaire 27, dit « La dissolution » qui était selon moi, la dissolution du corps et de l’esprit, analogue au « lâchez le corps et lâcher l’esprit » du maître du soto zen, Dogen. Séminaire précédé du « Le moment de conclure (26). Mon chemin était sans chemin car ceux qui s’intéressent au zen refoulent la psychanalyse et les psychanalystes (y compris les soi-disant lacaniens) ignorent le zen. Pourtant, seulement par le bouche à l’oreille, j’eus rapidement un nombre conséquent d’analysants. Aujourd’hui que reste-t-il de cette psychose hallucinatoire lacaniennement décortiquée ?  Une faculté à entrer, quasiment à volonté, dans des extases exquises ou, comme par hasard, à partir d’un mot (par exemple « dissolution » ou le nombre d’Euler « imaginaire par irrationnel +1 = 0) d’une image ou d’une photographie plus ou moins banale. Ce qui est bien pratique avec le temps qui passe. J’ai fréquenté Deshimaru et son dojo pendant plusieurs années, mais aucun de mes « compagnons de postures » comme on dit dans le zen n’avaient fait le même genre d’expérience. Ils me faisaient l’effet d’aventuriers blessés qui voyageaient immobiles en quête d’un trésor perdu. Je cessais de les fréquenter. Ce faisant, j’avais montré à Deshimaru des statues gauloises et celtiques en demi-posture de zazen. « Cherche me dit-il, il doit y en avoir une en posture de lotus parfait ». Je fis des recherches à la bibliothèque nationale notamment dans le répertoire des statues celtes et gauloises de l’archéologue Emile Espérandieu. Et là, je découvris une statue, datant du 5 ème siècle avant JC, d’une femme gauloise en posture de zazen. Le temps avait passé Deshimaru, malade partait se soigner au Japon. C’est juste avant qu’il ne décolle pour le Japon que je pus lui montrer ma trouvaille. Alors il s’exclama : « Ah voilà donc pourquoi, je suis venu en France enseigner le zazen ! »

Femme en zazen, statue gauloise découverte à Etaules, Quarré les tombes (Yonne) par l’archéologue Emile Esperandieu, datée du Vème siècle avant JC.


Voir aussi

  • Lin tsi

    La véritable histoire du zen racontée à Gaïd (Pour se débarrasser de l’emprise néfaste des livres, des concepts et des […]


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