Cercle Psychanalytique de Paris

LE CAS PIERRE SONNET

Célibataire

Age : 54 ans

Profession violoniste

Parents : charcutiers, décédés.

Le sujet a fait le choix de son analyste parce qu’il habite en face de chez lui.

Il vient en analyse parce qu’il souffre de violentes douleurs ventrales qui l’empêchent de travailler, de dormir, de se reposer.

Ses douleurs sont apparues brusquement, une nuit, il y a un mois environ. Il a dû faire appel à SOS médecin qui lui a donné des antidouleurs et diagnostiqué une crise de coliques néphrétiques. Il a vu son médecin qui, après toutes sortes d’examens, lui a donné toute une batterie de médicaments antidouleur. On lui a diagnostiqué aussi une forte hypertension, qui est redevenue normale après traitement. Mais ça ne le soulage nullement de la douleur qui ne cesse de s’intensifier. Il ne dort plus. Les somnifères n’agissent qu’une heure ou deux. La douleur le réveille et le tient éveillé. Il ne peut plus travailler et envisage d’aller en Suisse ou en Belgique où l’on pratique l’euthanasie.

Ses premières demandes sont: « Qu’est-ce que la douleur ? Pourquoi y-a-t-il de la douleur ? »

Je lui réponds, qu’en bref, la souffrance et la douleur ne sont que des manifestations de désirs sexuels refoulés.

Il hausse les épaules en disant qu’il n’a pas de problèmes sur ce point. Il a été marié pendant plus de dix ans. Il trompait sa femme et ils ont divorcés. Aujourd’hui, il a des aventures régulières avec différentes femmes, il se dit satisfait, mais ne songe nullement à se remettre en ménage.

Je lui explique que notre réalité dépend en profondeur du désir sexuel inconscient. Tout est en relation avec notre système inconscient, dont les refoulements sont causes des divers symptômes de notre réalité physique et mentale. Je lui parle de l’importance de l’intensité de jouissance des stades de la libido chez Freud, « l’oral, l’anal, le phallique ». Mais je le touche et ne l’intéresse que lorsque je lui parle « du Temps Logique et de l’Assertion de Certitude Anticipée » de Lacan ( Ecrit s p.197). Je lui explique que « le temps logique » désigne précisément ici le temps de la parole du désir sexuel qui cherche avant tout la satisfaction. (Logos signifie parole). Le désir sexuel est la sensation réelle du réel dans le système inconscient. Le désir sexuel est l’origine et le sens de la vie qu’elle que soit la variété de ses modes d’expression. L’histoire que raconte Lacan pour illustrer ce principe téléologique, ou cette force vitale se sert de la transposition d’une vieille histoire chinoise selon laquelle trois explorateurs s’étant introduit dans la Cité interdite sont pris et condamnés à mort par l’empereur. Mais magnanime l’empereur  leur montre cinq disques, représentant les cinq éléments, trois blancs et deux noirs en leur disant : « je vais placer dans le dos de chacun de vous un de ces disques noir ou blanc. Et à leur insu, l’empereur fait placer à chacun un disque blanc en leur disant : « Celui qui trouvera la couleur qu’il a dans le dos sera libéré, les autres seront empalés ». En outre, il devra expliquer par quel raisonnement, il a trouvé la solution. Lacan reprend l’énigme avec trois prisonniers et un directeur de prison occidental. Celui qui découvrira la couleur du disque qu’il a dans le dos sera libéré. Mais par quel processus logique ? Chaque protagonistes ne voit  dans le dos de ses collègues que des disques blancs. Comment savoir la couleur qui est dans son propre dos ? Bien sûr, il pourrait répondre par hasard, « blanc » ou « noir ». Mais le directeur a exigé, comme l’empereur chinois,  que le sujet explique le raisonnement par lequel il a fait le choix salutaire. La langue chinoise est naturellement si plastique qu’elle permet des raisonnements qui semblent impossibles pour la logique des langues occidentales. En l’occurrence, les prisonniers occidentaux ne peuvent faire appel qu’à un raisonnement totalement sophistiqué. Il s’agit ce faisant d’un « sophisme vital » qui nous délivre de la mort.  C’est ce que Lacan veut mettre en évidence : la nécessité du sophisme. Voici le raisonnement sophistiqué qui sauve la vie des prisonniers : « Je vois deux blancs, si je voyais un noir et un blanc, je ne pourrais pas être noir, car le troisième collègue voyant alors deux noirs pourrait s’écrier avec certitude je suis blanc (puisqu’il n’y a que deux noirs). « C’est ainsi, dit Lacan,  que nos trois prisonniers sont sortis simultanément forts des mêmes raisons de conclure » ( E . p.198). « La modulation du temps dans le sophisme réside dans la célèbre formule : « L’instant du regard, le temps de comprendre, le moment de conclure ». Ce qui caractérise  le « wu wei » chinois. Par exemple, la pensée chinoise peut dire : de quelle couleur, est cette page ? Blanche ? Non elle est noire parce que si vous ne connaissiez pas le noir vous ne pourriez dire qu’elle est blanche. Ainsi, concernant le désir sexuel, ou le sens de la vie, l’erreur peut être plus belle, plus utile et plus efficiente que les convenances obstinées de la raison.  Tous, nous venons du désir sexuel qui s’avère, en profondeur, être le moteur, le sens et le but de la vie. Lui redonner la parole, sa parole crue, sauvage, et non pas le confiner dans la parole cuite et civilisée des conformismes divers  (voir « Le cru et le Cuit » de Lévis Strauss) permet de faire sauter toutes les résistances des totems et des tabous qui entretiennent nos anxiétés, nos douleurs et nos souffrances. Elle produit un nettoyage émotionnel, physiologique et spirituel stupéfiant parce qu’elle fait retrouver la véritable et libératrice sensation du réel. C’est la catharsis de toutes les douleurs. L’histoire lacanienne de l’assertion de certitude  anticipée a un effet hypnotique sur ceux qui essayent de la comprendre avec des effets plus ou moins inattendus. C’est que l’anxiété, la peur, ou l’inhibition, ne sont pas l’état naturel du corps et de l’esprit. C’est la satisfaction libérée de toute mémoire traumatique et de ses nœuds conflictuels qui est normal. C’est en tout cas, le sens et le but de la psychanalyse selon Freud et Lacan.

Alors que dans la réalité il importe de connaître la cause de nos problèmes pour trouver la solution, il n’en va pas de même pour le système inconscient où prédomine la parole performative qui non seulement efface toute douleur mais, comme on dit en chinois, « attire la fortune et fait entrer les trésors ». Par exemple, si votre voiture ne démarre pas vous devez chercher la cause de la panne pour pouvoir la réparer. C’est l’inverse dans le système inconscient où peu importe la rationalité de la cause. Ce qui importe c’est la satisfaction et la suppression de la douleur. Peu importe si c’est  logique ou pas. Tel est le pouvoir de la parole du désir sexuel. Retrouver l’origine des problèmes est pour le désir sexuel tout à fait secondaire. Ce n’est qu’après coup, quand on aura supprimé la souffrance, que l’origine de nos problèmes peut présenter quelque intérêt plus ou moins récréatif. Par exemple, quand on croit au Père Noel, on y croit ferme et on imagine toutes sortes d’histoires concernant cette fiction. Dès qu’on comprend qu’il s’agit d’une convention économique, sociale et symbolique, on s’en libère et on ne retombe plus dans les circuits de leurs élucubrations. Focaliser la parole sur le désir sexuel libère de tout le reste. « Comment faire pour me libérer de ma souffrance, de ma douleur ? ». En exprimant la parole du désir sexuel avec l’intensité et la saine jubilation des tous premiers âges.

—  Pouvez-vous me parler de vos partenaires sexuels ? ».

– « Pas grand-chose à dire. On se voit pour la chose. On la fait. On se dit à la prochaine. Sans jamais s’attarder à  des commentaires détaillés ».

– «  Mais vous avez bien des amies… ».

– «  J’en ai deux, Ingrid et Francine. Ce sont des violonistes de l’orchestre où je travaille ».

–« Vous  avez eu des relations sexuelles avec elles ? ».

– «  N’y pensez pas. Je les estime au plus haut point. Elles sont beaucoup plus jeunes que moi. On a plus de trente ans de différence. J’ai même été, un certain temps leur professeur au conservatoire. Mais il y a longtemps que chacune d’elle a dépassé le maître. Elles sont d’une intelligence et d’une subtilité exceptionnelle. Elles sont minces, élégantes, distinguées. Leurs grâces ne rivalisent qu’avec leur beauté, chacune dans son style. Elles sont mariées à des ingénieurs, et je les crois heureuses en ménage. L’une a même deux enfants. Professionnellement, nous nous entendons à merveille. Nos relations s’arrêtent là. Jamais les concernant, je ne m’autoriserais à quelque pensée déplacée ».

— « Avez-vous remarqué  un changement de votre part ou de leur part depuis l’apparition de vos douleurs ? »

– « J’ai remarqué une chose étrange. Chaque fois que l’une ou l’autre m’envoie un petit mail de sympathie ma douleur est soulagée pendant quelques instants. Puis la douleur revient mais, chose curieuse, j’ai été apaisé pendant un moment ».

– -« C’est, lui dis-je, une relation sexuelle inconsciente ». Ce sur quoi il proteste avec véhémence.

Mais, le lendemain, à la séance suivante, il me rapporte, non sans difficulté, le rêve suivant :

–«  J’étais dans ma salle de bain. Ma mère s’y trouvait aussi totalement nue. Je lui suçais avidement son sexe baveux et en même temps l’anus et les seins (ce qui n’est possible que dans la topologie du rêve). Puis, ma mère décida de s’en aller. Elle allait  retrouver son mari dans une pièce à côté. J’espérais qu’elle reviendrait. Mais elle ne revint pas ».

Je lui donne mon interprétation : « La salle de bain est le lieu où l’on se nettoie de ce qui est sale (inceste) mais aussi où l’on se nettoie de nos résistances. Ce qui est le cas ici, et c’est très important. Nous assistons à la satisfaction avide du stade oral (de 0 à 2 ans), stade de la  jouissance par succion et de la jouissance incestueuse (de 2 à 5 ans). Puis, il y a renoncement au désir incestueux, puisque la mère ne revient pas et que le sujet accepte que la mère rejoigne son mari. Toutes ces situations mises en paroles sont accompagnées d’un surprenant soulagement de la douleur, qui reste présente mais de manière cette fois supportable.

Je lui demande si les mails de sympathie de ses amies violonistes le soulagent toujours. Il me répond que c’est quasiment vital pour lui surtout depuis que Francine lui a dit : « Je t’envoie des ondes positives ». Mais il n’ose pas le leur dire, et parfois, il attend en vain quelque message. A la séance suivante, il raconte un autre rêve sexuel qui, celui-ci, s’inspire d’un fait réel : Un jour, lors d’une répétition musicale, Francine eut un malaise et fait dans sa culotte. Le sujet rêve de la même situation, mais en exagéré. Il voit en détail toute la scène comme s’il était sous sa jupe (alors que Francine est en général en pantalon). Il lui nettoie avec jubilation les traces d’excrément qui souillent ses jambes, ses cuisses et ses fesses.

Après ce rêve la douleur fut étrangement réduite à un seul point, à gauche, tel un petit objet, et s’avère tout à fait supportable. Parallèlement, son médecin lui a fait faire un scanner pour chercher l’origine des douleurs. A la séance suivante, Pierre Sonnet a rêvé qu’il faisait l’amour à Ingrid. Il la prenait par terre et toute habillée. Une sorte de cercle les entourait. Sur la droite défilaient toutes les constellations du zodiaque. Sur la gauche, la culotte de Francine, bleue à dentelles blanches faisait couverture et cachait les constellations qui réapparaissaient à droite, dans un lent et puissant tournoiement. Interprétation : C’est la jouissance sexuelle qui anime l’univers comme nos plus simples réalités (la culote de Francine). Après ce rêve, la douleur disparut complètement. Le scanner n’a rien trouvé d’anormal. Comme Pierre Sonnet n’avait plus de douleurs, ses amies cessèrent de lui envoyer des mails amicaux.

Je lui dis qu’il serait bien de leur en parler et surtout de leur raconter dans le détail les rêves qu’il avait faits.

–«  C’est absolument impossible, proteste-t-il, je perdrais à jamais leur considération ».

–« Mais vous m’avez dit qu’elles étaient très intelligentes ».

–« Certes, mais elles sont jeunes et sensibles, naïves et raffinées et si aristocratiques ».

— « Elles sont cependant mariées, et n’appartiennent pas à quelque couvent ».

–« Je suis sûr que je perdrais définitivement leur considération, elles me rejetteraient comme un malade, un obsédé sexuel. Elles ne me parleraient plus. On perdrait tout contact. Ça briserait même nos relations professionnelles ».

–«  C’est pourtant elles qui vous ont soutenu quand vous souffriez ».

— «  Ce n’est pas la même chose, il n’y a rien avec elles au-dessous de la ceinture, aucune possibilité d’allusion sexuelle ».

–« C’est ce qui vous trompe, elles vous aiment et vous les aimez passionnément dans le système inconscient. C’est le refoulement du désir sexuel qui a créé vos symptômes. Il ne s’agit pas de les choquer ni de les troubler ni de les séduire, il s’agit de faire parler votre désir sexuel inconscient. Elles aussi ont un réel, un imaginaire et un symbolique inconscients et ça ne peut leur apporter  que des avantages d’en parler. Arrêter de les imaginer plus idéales qu’elles ne sont. Ce sont des femmes réelles, de chair et de sensations. Les rêves, encore une fois, sont l’expression d’un désir sexuel inconscient qui exprime l’intensité des stades infantiles de la libido qu’on a complètement refoulés, et quand cette intensité fait retour, si on ne sait pas en parler, elle se transforme en symptômes. Vos chères collègues comprendront votre démarche et le processus qui a fait disparaître vos douleurs. De toute façon, il faut attendre au moins trois mois pour êtes sûr que vos douleurs de reviendront pas. Vous avez tout le temps de parler à vos chères collaboratrices.

Durant presque six mois, je ne revis plus Pierre Sonnet. Quand il reprit rendez-vous, ce fut pour me confirmer avec joie que ses douleurs n’avaient plus jamais réapparues. Il se disait être un autre homme. Il avait réussi à raconter ses rêves érotiques à ses amies qui en avaient accepté le principe et les dimensions inconscientes. Quelles ont été les causes de ces si violentes souffrances ? On l’ignorait toujours. Pierre Sonnet émit l’hypothèse qu’il pourrait s’agir de fibromyalgie, cette maladie « des douleurs inexpliquées » et dont on croit aujourd’hui qu’elle désigne « la douleur de la fibre des muscles ». Mais je lui fais remarquer qu’en général cette maladie se déclare sur l’occiput, les trapèzes, la base du coup, les coudes, l’intérieur des genoux, le haut des fessiers, mais pas le ventre. Le mot ventre a pour étymologie la racine indo-européenne « ut » (ce qui est homophone de la première note de l’échelle musicale des sons et synonyme de « do »). Ventre vient du latin « venter » qui signifie aussi utérus et matrice (comme si tout  se réduisait à du vent, à des vibrations de l’air, à des paroles). Puis, Pierre Sonnet m’annonça qu’il allait très prochainement se marier avec une riche héritière Belge, un peu plus jeune que lui, professeur de linguistique et qu’il avait rencontré lors d’une soirée musicale. Ingrid et Francine, qu’il trouve toujours de plus en plus belles, seront, comme il se doit, ses témoins officiels. Quand, dans l’orchestre, ils jouent ensemble, il me confia qu’il éprouvait des extases musicales qu’il  n’avait jamais connues auparavant.

Texte de M. Guy MASSAT


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