Cercle Psychanalytique de Paris

LE CAS NENE

Nom : Marcel Niepce

Age 56 ans

Profession : journaliste

Père militaire, mère juriste

Parents décédés

(« Le sexe de la lettre dans l’inconscient » )

Le discours du réel, dans le système inconscient (RSI), est le discours de la jouissance et de la répétition orgasmique. Ce faisant, il s’entend à peine, c’est une sorte de chuchotement, de murmure, de bruissement, mais décisif pour notre apaisement existentiel. Pour le suivre, il convient d’être aussi concentré qu’un funambule avançant sur son fil en jouant de son balancier, (ici la barre qui sépare le signifiant du signifié : S/s). Ainsi, est-il tout à rebours des incalculables formes du semblant qu’est la réalité narcissique dans laquelle nous nous complaisons avec nos symptômes, jusqu’à ce qu’ils deviennent insupportables et qu’ils nous conduisent à des comportements extrêmes, situations limites, à partir desquelles, il arrive qu’on s’éveille au mouvement et au vide sans lequel il n’y aurait pas de mouvement, autrement dit, à cette voix murmurante, tout autre que les voix ordinaires, c’est-à-dire celle du désir sexuel. Dans cette perspective, toute chose se réduit à du langage et tout langage, sans qu’il se dise ouvertement, à du désir sexuel. Comme disait Démocrite : « Il n’y a que le mouvement, du vide et des lettres ». Et toute lettre, comme il l’explique si bien, possède la plasticité d’un serpent qui peut absorber et transformer n’importe quelle forme, c’est-à-dire se changer en toutes les autres lettres de l’alphabet. Toute lettre par son changement exprime, illustre, incarne, verbalise, un désir sexuel, même s’il ne se voit, ni ne s’entend qu’à peine. Ainsi, peut-on considérer, que le désir sexuel ne cesse pas de se dire en ne s’écrivant pas : « Je te demande de refuser ce que je te donne parce que ce n’est pas ça ». Aucune représentation, aucune image, aucun rapport final ne saurait le réduire ou l’arrêter. D’où la célèbre formule de la psychanalyse : « Il n’y a pas de rapport sexuel ». Coït, coïtus, c’est l’action de joindre, mais rien n’est jamais joint définitivement et se déroule comme une écriture sans fin avec ses conséquences plus ou moins bruyantes. C’est, dit autrement, ce que Lacan explique dans son article : « L’instance de la lettre dans l’inconscient ou la raison depuis Freud»).. ( Ecrits p.483). C’est que la raison chez Freud, c’est le sexe, l’altérité, « l’araison ». Ainsi, dans  la relation amoureuse chaque partenaire a une position dissymétrique au regard de l’autre. L’accouplement n’a rien d’une jonction, c’est, de fait et de droit, une lutte entre des contraires, l’amour et la haine en même temps, tel la jouissance qui détruit ce dont elle jouit. Dans l’Antiquité, dans le passé, on s’y connaissait en désir sexuel et on le pratiquait tel quel. On glorifiait le désir sexuel parce qu’il ennoblissait l’objet auquel il s’adressait, quel qu’il soit, si bizarre soit-il. De nos jours, c’est le contraire, explique Freud, nous méprisons le désir sexuel et n’accordons de valeur qu’aux qualités matérielles des objets semblant le représenter. C’est la dictature du semblant. Sans le vide, il n’y aurait pas de mouvement. Sans mouvement, il n’y aurait pas de voix, de voix murmurante. Les lettres ne pourraient pas se transformer, se combiner ou arriver à leur destination. (Voir « le séminaire sur la  lettre volée » qui ouvre les Ecrits de Lacan. Le semblant reste inexorablement dans le labyrinthe narcissique du hors sexe, jusqu’au tragique, comme l’illustre l’histoire que nous appelons ici « le cas Néné ». Comme dit Freud : « la haine est au commencement ». La haine s’entend comme la lettre N du verbe naître. La lettre N a pour étymologie  « serpent ». Reste à trouver par quel sophisme déchiffrer ses refoulements et résoudre la souffrance. C’est que du désir sexuel en général nous ne voulons rien savoir, comme s’il s’agissait d’une sale bête. C’est comme si nous préférions souffrir plutôt que de l’amener à la parole. La haine se trompe d’objet.

Arrive un jour dans mon cabinet, un petit homme rond qui s’allonge sans préambule sur le divan en déclarant : « Je veux tuer un flic ».

Je lui suggère de me fournir quelques explications : — « Pourquoi, qui est-il et que vous a-t-il fait ? »

–« Justement, je ne sais pas qui il est et il ne m’a rien fait, mais je suis obsédé, nuit et jour, par le fait de le tuer ».

–«  Comment cela a-t-il commencé ? »

— «  C’était, il y a environ deux ans, j’étais dans la voiture d’un ami au milieu d’un embouteillage particulièrement important sur les Champs Elysées. Un agent nous demanda un peu sèchement de dégager. Je ne sais pas ce qui m’a pris alors. Dans une bouffée délirante et incontrôlable, je me suis mis à insulter cet agent jusqu’à le menacer de mort. A tel point qu’on m’amena au commissariat où je continuais mes délirantes menaces. Au bout du compte, il y eut un procès. Je fus condamné à quelques mois de prison avec sursis et une forte amende. Mais ma rage ne s’éteignait pas. Le flic fut muté, par prudence administrative dans une autre ville. J’ai pris un détective privé qui m’a retrouvé sa ville et son adresse. J’ai acheté un revolver et je suis obsédé par un  besoin aussi irrésistible qu’inexplicable de le tuer. J’ai d’horribles images de massacre dans ma tête.

— « Etes-vous de la famille de Nicéphore Niepce, l’’inventeur de la photographie ? »

–« Pas du tout, ce n’est une simple homonymie. On n’arrête pas de me le demander depuis le collège »

–«  Parlez-moi de votre enfance ? »

— « Elle fut abominable. J’ai perdu mon père qui était commandant dans l’armée de l’air quand j’avais cinq ans. Avant moi, ma mère, qui est algérienne, d’origine berbère, avait eu un enfant qu’elle affublait de toutes les qualités et auquel elle n’a cessé durant toute mon enfance de me comparer. Elle l’appelait Néné. Elle me disait : « Néné n’aurait pas fait ça », « Néné aurait fait mieux »  « Néné aurait trouvé la solution », « Tu  n’es et tu ne seras jamais à la hauteur de ce qu’aurait été Néné ».

–«  Néné, fais-je remarquer, est une onomatopée enfantine qui désigne le sein maternel »

–«  Pas pour moi, ce n’est pas du tout ça. C’est la sonorité la plus diabolique des malédictions qui a empoisonné toute mon enfance.

–« Avez-vous été élevé au sein ? »

« Je ne crois pas. Ma mère a souffert toute sa vie, souffert d’un cancer des seins qui a fini par l’emporter »

–«  Aimez-vous le lait ? »

–«  Vous cherchez, de manière détournée, à savoir si j’ai une relation symbolique à ma mère berbère ? Sachez que je n’ai aucun goût ni dégout pour le lait et ses dérivés, les fromages ».

–«  Quel est votre niveau d’étude ? »

–«  J’ai raté mes études, je n’ai même pas le bac. »

— « Mais vous êtes pourtant  journaliste… »

–« Bien plutôt une sorte d’imposteur, j’ai bénéficié d’opportunités que je ne méritais pas. Je ne fais, d’ailleurs, depuis toujours, que des travaux subalternes sans possibilités d’évoluer ».

–«  Avez-vous été marié ? »

— «  Je suis célibataire depuis toujours. Je ne fréquente que des prostituées, mais sans véritable satisfaction. Comme pour tout le reste, j’ai une vie sentimentale de raté».

— «  Etes-vous suicidaire ? »

–«  Même pas. Des fois ça me traverse un peu l’esprit mais ça ne dure jamais longtemps : je dois être trop lâche ».

— «  Pouvez-vous me parler de votre vie sexuelle ? »

— «  Je vous l’ai dit. Je ne vois que des prostituées… »

– -«  Mais comment les choisissez-vous ? »

Après plusieurs séances, où Marcel Niepce qui ne cesse de raconter, parfois en se répétant mot pour mot, combien sa mère l’avait écrasé en le comparant à ce frère fantasmatique qu’elle appelait Néné, s’autorise à rapporter ce qui le fait jouir : Il attache avec des cordes les seins des femmes puis il les souille en urinant ou se masturbant dessus. Il éprouve après cet acte de la honte et de la culpabilité. Il se jure de ne plus recommencer… Mais, quand ses pulsions le reprennent, il ne peut y résister.

–« Ce flic que vous voulez tuer et dont vous avez retrouvé l’adresse, comment s’appelle-t-il ?

-«  Il s’appelle Nessim Nérac ».

— «  Ne peut-on pas abréger ce nom en Néné ? »

A peine Marcel Niepce eut fait le rapport phonétique entre «Néné » et « Nessim Nérac » que son désir de tuer disparu  subitement, sans autre explication. Il retrouva le sommeil et le goût de vivre. Il se sentait guérit et libéré. Il prit sa retraite, parti en Bretagne où il rencontra une femme marocaine du nom d’Abédiane, qu’il épousa. Je lui expliquais que la disparition de son symptôme, si avantageuse soit-elle, ne résolvait pas les agissements et les influences de la haine (de la lettre N) dans le système inconscient, que c’était une chose subtile et compliquée. Marcel Niepce fit mine de comprendre. Il poursuivit son analyse quelque temps en venant une fois par mois. Mais c’était toujours pour m’entretenir du bonheur de sa vie actuelle. Il projetait même d’écrire son histoire. Il se prétendait devenu « capable de travailler, d’aimer et d’être heureux », selon la  célèbre formule de Freud.  J’essayais de lui faire distinguer le narcissisme du semblant avec la béatitude du réel. Mais je n’y parvins pas.

Après trois ans sans nouvelles, Marcel Niepce me téléphona subitement pour m’annoncer qu’il venait de perdre sa femme. Abédiane s’était noyée.

–« Comment ? »

–«  Elle s’est noyée  dans un petit fleuve le « Névet » (avec un N ironisa-t-il) qui débouche sur la célèbre plage du RIS dans le Finistère, (Ris, dit-il, ces trois lettres n’évoquent-elles pas le réel, l’imaginaire et le symbolique du système inconscient ainsi que le fameux article de Lacan  « L’instance de la lettre dans l’inconscient » que je n’ai jamais cru bon de lire ? conclut-il.

Malgré quelques tentatives, Marcel Niepce ne réussit jamais à écrire son histoire, mais il m’autorisa à la rapporter.

Texte écrit par Guy MASSAT


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