Cercle Psychanalytique de Paris

LACAN ET LE ZEN

Tétralemme, Inconscient et Topologie

(Tétralemme du grec « tetra » quatre et « lemme » proposition)

Cang jie

Selon une légende chinoise bien implantée, c’est l’honorable Cang jie, au temps de l’Empereur Jaune, il y a quelque 3000 ans av. J.-C, qui inventa l’écriture. La tradition représente Cang Jie avec quatre yeux. ( Rien à voir avec vos lunettes. Son habit de feuilles indique qu’il est intemporel comme la nature). C’est que la logique du tétralemme (quatre façons de voir, de dire, de penser, quatre propositions) facilite aussi bien la compréhension du nœud Borroméen de la topologie des nœuds de Lacan, que l’écriture chinoise dont on sait, depuis Huo Datong, qu’elle est structurée comme l’inconscient de tous les individus. Cette écriture est constituée simultanément d’idéogramme, de pictogramme, de phonogramme et de combinaisons variées obtenues à partir de ces trois structures. Elle esthétique, plastique et oscillante comme la pensée chinoise. Elle est topologique depuis son commencement puisque, par exemple, on se servait autrefois d’un carré (Wang Hongyuan « Aux sources de l’écriture chinoise » Beijing) pour désigner toutes les choses rondes, (pot, melon, tête de bébé…etc.). C’est qu’en topologie, la géométrie ordinaire ne compte pas, le carré, le rond, le triangle, le croissant sont avant tout « un trou qui précède ses bords », le vide. Le vide ou trou, non pas en tant que la négation inférée à l’être, mais le vide qui se dit « sans perception ni non perception » dans la pensée chinoise. Le tétralemme, quatre façons de voir, est également illustré par l’emblème taoïste des quatre phases yin et yang : jeune yin, vieux yin, jeune yang et vieux yang dont l’ alternance est appelé Dao. ( I Jing ).  C’est le Tai Ji :

  • (1) Le Noir est isolé.  2) Le Blanc est isolé. 3) Le Blanc et le Noir suivent tous deux la même ligne. 4) L’ensemble n’est à la fois ni Blanc ni Noir. C’est un tétralemme.

Par ailleurs, le tétralemme est une conception mise au point par les logiciens indiens aux alentours du IIème siècle de notre ère, notamment par le penseur bouddhiste Nagarjuna. Nagarjuna est l’auteur des 160 livres constituant la Prajana paramita , la suprême sagesse du vide et notamment du « Traité du Milieu » (« milieu », à ne pas confondre avec la partie également éloignée des extrémités ou encore avec la loi impitoyable des gangsters, évidemment). Ici, il s’agit du vide transcendant, le topos absolu, le « dit » : Toute chose a pour milieu le vide : à l’intérieur, à l’extérieur, en haut, en bas, à droite, à gauche, devant, derrière. Et le vide étant insaisissable, n’étant aucune substance, ni aucun être, ne peut que se dire : « Ne pouvant le qualifier ni de vide, ni de non vide, ni des deux, ni d’aucun, pour le désigner, on dit le vide » (Nagarjuna, TM chap. 15). C’est comme le « HIHANNAPAT » (braiement de l’âne) proposé par Lacan dans « … ou pire » (séminaire 19) sur le savoir du psychanalyste. Ce qui ramène tout ce qui existe à la sonorité de la voix, voix qui diffère, comme l’enseigne Lao-tseu, de toutes les voix ordinaires. Il existe par ailleurs une homophonie latine entre « vocare » être vide et « vocare » parler issue de « vox » voix (voir l’article « vide » dans le Dictionnaire historique de la langue française Le Robert ). La voix, nous disent les physiologistes, est comme un instrument qui serait à la fois « à vent et à cordes », quasiment un nœud topologique, avec son vide et son contour. La Prajanaparmita, nous apprend la tradition, « est toute entière condensée dans la lettre A, l’expression première. « Tout vaut A = voix ». Ainsi la voix est le vide premier, la nature sonore, vibratoire et locutoire des phénomènes, expression de la jouissance, pas du plaisir, de la jouissance, « j’ouïe-sens », précise justement Lacan dans Télévision , « à écrire comme vous voulez conformément aux équivoques qui font la loi du signifiant ». D’où, le tétralemme des quatre propositions de Nagarjuna : Se comporter, dire et penser en variant les cas :

1) Entre A et non A, il n’y a pas de moyen terme.

A non A.

2) A n’est pas son contraire mais il le devient.

3)  Tout A n’est en fait que son contraire : Le clair c’est l’obscur, etc.

4) A n’est ni A ni non A. Ni être ni non être. Sans perception, ni non perception.

Prajanaparmita,  « la suprême sagesse » de Nagarjuna  représentée en zuo chan

« Naga » de Nagarjuna signifie serpent en sanscrit et « arjuna » exemple. « Nagarjuna » enseigne donc en prenant pour modèle les serpents. Le tétralemme de cette pensée est une logique sophistique, serpentiforme comme la topologie des nœuds. L’inconscient n’a-t-il pas la langue fourchue, double, comme celle du serpent ? L’Unbewusst, l’inconscient en allemand, Lacan le traduit phonétiquement par « une bévue », une double vue. Le signifiant étant toujours équivoque. La Mythologie a fait ainsi de Janus « le dieu des portes » parce qu’il est à la fois entrée et sortie. L’énigme de la porte est figurée par deux ou quatre visages (entrée-sortie et sortie-entrée). Par ailleurs, le serpent ne vit qu’en changeant de peau (symbole du moi), et sa mâchoire est capable de se déboîter — comme toute signification peut se disloquer — pour absorber des proies beaucoup plus grosses que lui et se renouveler. Ainsi le serpent est-il l’emblème du vide, qui, comme le un, le tout, l’amour, la haine n’existent que par la voix qui les articule et les absorbe, constituant, en quelque sorte, l’invisible squelette, la structure du serpent, roi des dragons, capable se retourner sur lui-même et demeurer à jamais insaisissable.

Squelette de serpent

Cette logique équivoque, mobile ou « élastique », selon l’expression de Lacan, a la propriété de pouvoir contredire « le tiers exclu » de la logique formelle d’Aristote. Mais elle ne le supprime pas pour autant. Elle l’utilise, mais, sans jamais y réduire ou y enfermer toutes les formes de penser. C’est que le tiers exclu est le principe de toutes les langues du monde, identité oblige : Une chose est une chose. A est A. Le principe du tiers exclu s’énonce précisément ainsi : « Entre A et non A, il n’y a pas de troisième terme ». La formule reste indispensable à toute communication, sauf si on lui ajoute : « du non A on ne peut rien dire ni penser » (comme l’exige Parménide, le père historique de la philosophie), certaines de ses utilisations peuvent alors être aussi mortelles que créatrices. Exemple d’utilisation mortifère : « entre moi et non moi, il n’y a pas de troisième terme : « Tu » et « vous » n’êtes donc que des non-moi. « Disparaissez ou soumettez-vous ». L’histoire humaine semble soumise à cet impitoyable balancement pendulaire. En tout cas le mauvais usage du tiers exclu le transforme en principe de perversion, de narcissisme, de burn-out et d’angoisse. « La langue (c’est-à-dire le tiers exclu), comme dit Esope, se révèle, de fait, la meilleure et la pire des choses ». En cas de panique, il y a bien la « xylolalie » (de xulon, bois et laleo, parler), c’est-à-dire la langue de bois, déguisement verbal dont le tiers exclu s’affuble pour faire croire qu’il sait aussi ménager la chèvre et le chou. Mais l’imposture déguisée en synthèse ne trompe personne. Avec lui, c’est toujours la chèvre qui mange le chou et jamais le chou la chèvre. Impossible. Ainsi, la logique stricte du tiers exclu s’isole elle-même jusqu’au syndrome d’épuisement dépressif : notre labyrinthe intérieur. De plus, le tiers exclu, étant le principe même de la solitude, souffre d’avidité fusionnelle : il voudrait de l’autre mais il ne le trouve forcément jamais, puisque c’est lui qui l’écarte. La logique du tétralemme s’avère à l’évidence bien plus satisfaisante : Elle ne cherche pas, elle trouve parce qu’elle s’articule sur quatre façons d’entendre, de penser, de voir et d’agir. En outre, elle permet d’utiliser, et  selon les circonstances, le tiers exclu contre ses propres abus, à la manière des arts martiaux où l’on se sert du mouvement de l’adversaire pour le vaincre.

Quand on regarde un rond, notre attention se porte sur son contour alors que nous devrions la porter sur le vide qui le constitue et l’anime. « Le maître montre la lune, dit un proverbe taoïste et l’imbécile regarde le doigt ». « Quand on voit un drapeau flotter dans le vent, est-ce le drapeau qui pousse le vent ou le vent qui agite le drapeau ? » Réponse du maître chan Houei neng : « Ce n’est que votre cœur qui agite le vent et le drapeau », autrement dit l’inconscient « cette pulsation temporelle », comme l’enseigne Lacan (« Les Quatre concepts de la psychanalyse »), à l’aune de l’objet petit a (la plus-value, le plus de jouir).

Le lemme, ou la proposition « A n’est ni A ni non A », correspond dans le bouddhisme, à la huitième et plus haute absorption : « nevasana-nasannayatana », c’est-à-dire le « sans perception ni non perception ». Absorption se dit en pâli « Jhâna » (le pâli était la langue du Bouddha). C’est ce mot « Jhâna » (absorption) qui a donné Channa (prononcez tchanna) dès l’arrivée en Chine, au 6 ème siècle, de Bodhidharma, son promoteur. Puis, par apocope, le mot Channa, phonétisme chinois de Jhâna (prononcez Djâna), se réduisit à Chan (tchan), comme on dit « télé » pour « télévision ». L’idéogramme Chan se prononce zen en japonais. Le mot fut calligraphié, dès l’arrivée de Bodhidharma en Chine, par un pictogramme très ancien exprimant le sacré et figurant une table, deux mains et de la nourriture, emblème même de l’absorption :

Le mot Jhâna désigne la jouissance, en premier lieu n’importe laquelle comme celle de boire et de manger. Mais Jhâna ne s’y réduit pas. Ce serait confondre la transe, qui est conditionnelle, avec l’extase (l’ex-stase, le non-être), le plaisir avec la jouissance. Le plaisir est limité, la jouissance n’a pas de limite. Jhâna désigne l’absorption dans le sans limite, le sans appui, le vide. C’est prendre le vide pour assise. Dans ce sens, et traditionnellement, le mot désigne dans le bouddhisme les huit degrés d’absorption que décrit précisément la pratique de l’Eveil :

1) Le raisonnement qui mène à la joie (d’où le terme en traduction sanscrite et approximative de « méditation spirituelle »).

2) La joie qui mène à la jouissance du bonheur.

3) Le bonheur qui mène à celle de l’imperturbabilité.

4) L’imperturbabilité qui mène à la jouissance de « l’espace illimité » (c’est-à-dire à l’infini puisque tout espace est par définition limité).

5) L’infini qui mène à « la conscience illimitée (jouissance de l’inconscient), puisque toute conscience étant conscience de quelque chose est limitée. (Au contraire de l’inconscient toute conscience est malheureuse en soi).

6) L’inconscient qui mène au « rien n’est », soit la dimension du néant.

7) La jouissance du néant qui mène à celle du « sans perception ni non perception ».

8) La jouissance de l’extinction du « A et du non A » constitue le 8 ème et suprême Jhâna. (Le « sans appui » qui ne s’autorise de personne).

Cette absorption dans la jouissance du vide s’appelle le zen. Les quatre premières jouissances peuvent être atteintes et réussies par le principe du tiers exclu, mais il se montre un obstacle rédhibitoire pour les quatre dernières absorptions. Ainsi est-il d’usage, traditionnellement dans le bouddhisme, de pratiquer les quatre premiers Jhâna en correspondance avec les quatre derniers : le 1 et 5, le raisonnement et l’infini, le 2 et le 6, la joie et l’inconscient, le 3 et le 7, le bonheur et le néant (l’étonnant ce n’est pas que le néant ait affaire avec le bonheur, c’est qu’il grandisse toujours. La pensée du néant est le bonheur, wu nien : non-penser ni non-penser). Enfin, le 4 et le 8, l’imperturbabilité et le « sans perception ni non perception ». Ainsi donc les huit absorptions se réduisent pour le bouddhisme à quatre absorptions qui sont en résonance analogique avec le tétralemme de Nagarjuna : 1) le Jhâna du « raisonnement et l’infini » correspond au principe du tiers exclu : « Entre A et non A, pas de troisième tiers ». 2) le Jhâna de « la joie et l’inconscient » correspond au « A n’est pas son contraire. Il le devient ». 3) le Jhâna du « bonheur et néant » correspond au « A n’est jamais A, les mots ne sont pas ce qu’ils disent et les choses ne sont pas ce qu’elles sont » et 4) le Jhâna du « sans perception ni non perception » correspond au « A n’est ni A ni non A », qui est la définition du zen, « sans appui ». Dans « La Transmission de la Lampe », premier texte chinois sur le zen (10ème siècle), il est dit que le zen est « une transmission spéciale, en dehors des écritures, n’ayant aucune dépendance à l’égard des mots et des lettres, consistant à s’absorber sans appui dans « la voix du vide » et réaliser l’Eveil ». Selon tous les maîtres zen et le Bouddha l’absorption suprême s’atteint directement par le zuo chan ou zazen. C’est la voie dite « abrupte » ou « subitiste ». Encore faut-il comprendre les nuances du caractère zuo, asseoir, assise, ou za en japonais : . En effet, cet idéogramme représente le Ciel, (trait horizontal du haut), la Terre (trait horizontal du bas) reliés par un trait vertical (le vide). Sur le trait du haut (le Ciel), on voit deux hommes qui parlent. L’assise est donc d’abord la parole. La posture par elle-même ne vient qu’après, ou, si l’on veut, en même temps. L’assise physique n’est que la conséquence de ce qui est dit. Ceux qui méditent assis en tailleur, en demi lotus ou quart de lotus, croyant que cette position les amènerait à l’Eveil risquent d’attendre longtemps. « Plus qu’il ne faut pour frotter une brique et la transformer en miroir », se moque, par exemple, le Maitre de  zuo chan Ma tsu,  (Chine 8 ème s.).

Ce quatrième Jhâna ou zen, ou absorption directe, sans appui, explique pourquoi dès l’ouverture de son premier séminaire en 1953 (Les Ecrits techniques de Freud ) Lacan assimile la psychanalyse au zen. Le zen, se définissant, encore une fois, par le : « sans perception ni non perception » et non pas dans son sens primaire et trompeur de « méditation ». Cette précision est incontournable parce qu’il est habituel, encore de nos jours, de se servir du sanscrit dhyâna (méditation spirituelle) pour traduire zen. Ce glissement sémantique, bien qu’acceptable pour le néophyte, est source de confusion. Par exemple, dans les années 70, un évêque écrivit un livre qui eut un certain succès intitulé « Le Zen Chrétien ». Sa thèse, révisionniste à souhait, était : « zen signifie méditation (traduction du sanscrit et non plus du pali). Quelle est la plus sage et la plus importante des méditations spirituelles, interrogeait l’évêque, sinon celle sur le Christ ? Peut-il seulement y en avoir une autre ? En conséquence, le zen ne peut être, en profondeur comme à l’évidence et en toute raison, que chrétien. C’est son désir véritable, et même s’il l’ignore… « Amen », conclut le saint homme.  Et voilà l’affaire emballée dans l’universalité triomphante et perverse du tiers exclu. Ce n’est pas le seul exemple. Il y en a d’autres et moins drôles. De nos jours, le mot zen est passé dans la langue ordinaire avec la signification, dit Le Robert, de « calme, sans réaction affective apparente, cool ». C’est le confondre étourdiment avec la passivité hippie. C’est oublier trop vite que cette supposée « insouciance atonique » peut, à l’occasion, être « foudroyante » ainsi que l’illustre, le Kungfu enseigné à Shaolin par le fondateur lui-même du zen en Chine, Bodhidharma. Si le « non agir » signifiait « ne pas agir » qu’en serait-il de L’Art de la guerre de Sunzi (5 ème s. avant JC) ? Une blague ? Ce premier traité historique de stratégie militaire est l’art suprême du tétralemme du I Jing: « 1) Tantôt être yang à l’extérieur et yang à l’intérieur, ferme comme la Terre. 2) tantôt être yin à l’extérieur et yin à l’intérieur, fuyant comme l’eau vive. 3) tantôt être yang à l’extérieur et yin à l’intérieur, violent et fluide comme le vent. 4) tantôt être yin à l’extérieur et yang à l’intérieur », pareil au feu qui, comme la passion, détruit et produit toute chose. Si cela vous échappe regardez le film « Kungfu Panda ».

Tout sens, est équivoque, passif et actif, yin et yang à la fois. Mais dès qu’on sait compter jusqu’à quatre (tétralemme), le « cinq » est donné par surcroît : C’est le Xu xing, « les cinq éléments ou cinq souffles vitaux», le principe des alternances du yin et du yang, que l’on peut facilement faire correspondre analogiquement aux cinq éclats de l’objet petit a de Lacan (au centre du nœud Borroméen). Mais faut-il encore savoir intérieurement, nous-mêmes par nous-mêmes pour nous-mêmes, sauter directement dans le 4 ème lemme, ou zen : « l’imperturbabilité du sans perception ni non perception ».  Sinon ce ne sera  que l’imperturbabilité psycho rigide du tiers exclu. Ce qui conduit sûrement à la défaite et à la destruction. Les alternances yin-yang et la compréhension du Wu xing, enseignait-on déjà au temps des Royaumes Combattants » (5 ème s. av. JC), dépassent le domaine militaire. Elles s’appliquent à toutes les dimensions des activités humaines.

Les cinq éléments (chacun est en équivoque yin-yang) en analogie avec les cinq éclats de l’objet petit a

Par ailleurs, sans cette définition « sans perception ni non perception » ou par-delà A et non A, strictement à rebours du « tiers exclu », le zen et ses koan resteraient à jamais aussi irrecevables que l’inconscient freudien pour la philosophie. Ainsi que l’enseigne le philosophe Alain Badiou et toute la philosophie universitaire : « La philosophie refuse que le trois (au nom du tiers exclu) soit irréductiblement originaire » (« Il n’y a pas de rapport sexuel » Barbara Cassin, Alain Badiou). La philosophie avec sa langue de bois s’enferme sur elle-même. Scarron l’appelait déjà au 17 ème s. « filousophie ». En excluant, par méthode, le tétralemme indien, chinois ou psychanalytique, la stricte philosophie se change en « foliesophie » comme dit et l’enseigne Lacan.

Ce faisant, les koan du zen présentent des analogies frappantes avec l’expérience analytique : « Comment entendre le son d’une seule main ? » « Le chien a-t-il la nature » de Bouddha ? » « Quel était votre visage avant votre naissance ?  Ces questions restent des énigmes pour le tiers exclu. La réponse ne peut surgir que de l’inconscient de celui qui la pose. Ainsi, à toute question, métaphysique, « le zen, explique Lacan dans Encore (p.104), consiste à te répondre par un aboiement, mon petit ami… ». C’est que l’aboiement ramène toute parole, tout acte, toute pensée à son inanité sonore ou aux bruissements équivoques de la voix du vide illustrés par le fameux « khât » de Lin tsi. Pour cet illustre maître du chan du Xème siècle, le cri « khât » était le fond des choses. Il enseignait que pour comprendre le chan, il fallait d’abord tuer le Bouddha, tuer ses parents (en soi-même évidemment). Bref, se débarrasser de tout « idéal du moi », ou « surmoi », abolir, en quelque sorte, le tiers exclu, dans son esprit et son corps, dans le Symbolique et l’Imaginaire. (Voir « « les quatre khât de Lin » tsi dans « Les entretiens de Lin tsi » de Demiéville, p. 196).

C’est que le quatrième lemme ou le « sans perception ni non perception » présente l’avantage de pouvoir utiliser, comme le fait la psychanalyse, la concrétude de l’inconscient et sa topologie serpentiforme, ces dimensions irréductiblement forcloses pour le principe du tiers exclu, afin de se libérer de toute impasse spirituelle et existentielle. C’est cette logique du mouvement, ou logique de l’ensemble vide, échappant à toute réduction, qui détermine cette topologie particulière des nœuds pour laquelle « le vide précède ses bords ». Comme on dit en chinois : « nul ne peut sauter par-dessus la vulve de sa mère », l’origine n’a pas origine, si non ce qu’on en dit. Ça parle. La vulve en chinois est figurée par le pictogramme en torsion harmonieuse de deux poissons entrelacés (le Tai Ji). Les poissons sont le symbole de la créativité de la femme, car la torsion est l’origine du monde, pareille au trou du vide, voix inépuisable, genèse et torsions, créativité extraordinaires, évoquées notamment par le nombre incalculable d’œufs que le ventre des femelles poissons est capable de produire.

Ces quelques considérations ont, entre autres, pour but de nous introduire, plus sûrement que les mathématiques, à la topologie lacanienne des nœuds. Elles donnent accès à la compréhension des séminaires de Lacan à partir précisément de l’ouverture même du tout premier en 1953 « Les Ecrits Techniques de Freud » où Lacan  présente la psychanalyse en l’assimilant au zen :

« Le maître interrompt le silence (le silence désigne ici le tiers exclu qu’impose l’ontologie qu’il qualifiera dans les autres séminaires de « hontologie ») par n’importe quoi, un sarcasme, un coup de pied. C’est ainsi que procède dans la recherche du sens un maître bouddhiste selon la technique zen, car il appartient aux élèves eux-mêmes de chercher la réponse à leurs propres questions. Le maître n’enseigne pas ex cathedra une science toute faite, il apporte la réponse quand les élèves sont sur le point de la trouver. Cet enseignement est un refus de tout système. C’est une pensée en mouvement– prête néanmoins au système car elle présente nécessairement une face dogmatique– La pensée de Freud est la plus perpétuellement ouverte à la révision. C’est une erreur de la réduire à des mots usés… ». (Ces lignes sont à apprendre par cœur par tous ceux s’intéressent au zen ou à la psychanalyse c’est-à-dire aux pratiques de la jouissance).

Ainsi le zen et la psychanalyse se montrent-ils de plus en concordance parfaite avec le Taoïsme. Dans « Le Lotus Bleu », un chinois dit à Tintin : « Lao tseu l’a dit « il faut trouver la voie ! » Moi je l’ai trouvée. Il faut donc que vous la trouviez aussi, je vais d’abord vous couper la tête, ensuite vous connaîtrez la vérité ». C’est qu’il faut avoir la tête coupée (au sens figuré, se libérer du tiers exclu) pour connaître la vérité. L’anecdote d’Hergé est remarquablement juste car non seulement le son « tao » signifie couper mais l’idéogramme Tao figure une tête coupée. En effet, cet idéogramme se décompose par les pictogrammes « cheveux, tête et parole ». C’est la parole qui coupe la tête pour transformer la voie du conscient en voix de l’inconscient. Sans cette opération sarcastique, on resterait prisonnier du tiers exclu c’est-à-dire en pleine confusion. « La voix véritablement voix est autre que les voix ordinaires », dit le Tao Te King. C’est cette voix véritable, ce son transcendant, qui est justement le « ni perception ni non perception », le sans appui » en résonance directe avec le chan :

On consultera l’article de la mathématicienne et analyste Nathalie Charraud « Lacan et le bouddhisme chan » sur Google. Si elle se limite, par rigueur universitaire, aux passages des séminaires où Lacan prononce le mot zen, elle a le mérite de bien souligner l’importance du sujet. Comme ces analystes universitaires qui ont voulu répertorier tous les néologismes de Lacan. Ils en ont comptés 789 ( 789 néologismes de Jacques Lacan, éd. Epel). Or, Lacan n’est en rien limité par ce nombre, il a montré que tous les mots de toutes les langues étaient des néologismes en dérive perpétuelle. La faiblesse des travaux universitaires c’est l’impératif du signifiant agglutiné au signifié. Si Lacan compare le zen à la psychanalyse, ce n’est pas pour se singulariser, c’est pour illustrer la pensée de Freud, l’inconscient, où tout ne se réduit pas au signifiant. Il maintiendra cette comparaison dans ses écrits et ses 27 séminaires (3 x 9) jusqu’à son dernier en 1980 intitulé : « La dissolution », Fu Ju en chinois, en grec katalysis, catalyse (accélération, activation, précipitation, transformation). Et jusqu’à sa mort, pouvons-nous dire, le 9/9/81, date qui donne en quelque sorte la preuve par neuf du « trois irréductiblement originaire » que la voix de l’inconscient fait tourbillonner à la manière de  l’écriture chinoise.

Le nœud Borroméen, « RSI a », Réel, Symbolique, Imaginaire et objet petit a constituent un tétralemme topologique en mouvement. Le retour du sophisme mais sous la forme de nœuds. Comme l’explique Lacan « la psychanalyse, c’est la présence du sophiste à notre époque mais sous un autre rapport » (séminaire XI Problèmes cruciaux pour la psychanalyse ).

Le sophisme réduit toute chose au langage, à des jeux de mots, lui reproche-t-on depuis toujours. Il est réfuté et discrédité par l’ensemble des philosophes au nom du principe du tiers exclu. Et pourtant, le célèbre dialogue de Socrate dit le Théétète , « ne se déroule pas, comme on pourrait le croire, en terre platonicienne, a montré le philosophe Michel Nancy, il commence et s’achève en terre sophistique » : « Ecoute un rêve en réponse à un rêve », y énonce Socrate, qualifiant ainsi de rêves la philosophe elle-même et, par le même coup, son fondement le tiers exclu. C’est que si la mobilité est universelle, comme la parole et le temps, « si tout se meut, dit Socrate, toute réponse à propos de n’importe quoi est également juste : C’est ainsi. Ce n’est pas ainsi. C’est ainsi et pas ainsi. C’est ni ainsi ni non ainsi ». Voilà le tétralemme ( Théétète p.224).

Socrate n’a jamais écrit une ligne, il n’a fait que parler. Il enseignait dans la rue, dans les gymnases, les stades, les échoppes, au gré des rencontres. Il avait un visage ingrat, il parcourait les rues d’Athènes vêtu pauvrement et sans chaussures, pour dialoguer avec qui le voulait bien. Les témoignages le concernant sont discordants. La restitution de sa vie et de sa pensée originelle sont des questions sur lesquelles les spécialistes ne s’accordent toujours pas. Bien qu’il ne soit pas ultra riche comme les sophistes Gorgias, Protagoras ou Antiphon de Corinthe qui guérissait toutes les maladies par l’interprétation des rêves et la parole, Socrate vivait simplement sans être jamais dans le besoin. Comment le sait-on ? Nul besoin de preuve historique, considérons seulement que puisqu’il savait distinguer et ne confondait pas ce qu’est « parler » et « être parlé », il lui était impossible d’être indigent ou de manquer d’argent. C’est aussi en se fondant sur cette même évidence que des légendes chinoises racontent que Lao tseu, son contemporain à l’autre bout du monde, faisait de l’or, à partir de son Dao (la voix performative appliquée au Wu xing (les cinq éléments fondamentaux ou cinq souffles vitaux).

Reste que ceux qui prétendent, avec plus ou moins de fausse modestie, transmettre les enseignements de ces traditions sans âge ne sont, le plus souvent, quelle que soit leur utilité occasionnelle, que des Don Quichotte, et en outre, frappés par la malédiction d’Echo. Echo est cette nymphe qui incarne dans la Mythologie, « le tiers exclu en robe blanche ». Elle croyait, nous dit Ovide dans les Métamorphoses, ne dire que la vérité. Elle ne savait pas qu’il s’agit là d’une valeur encore plus équivoque que les autres. Elle s’illusionnait comme le chevalier de la Mancha : Fusion, diffusion, confusion. Inexpérience maladive du tétralemme. Elle fut condamnée à ne pouvoir s’exprimer que si on lui adressait la parole, et, chose terrible, en ne pouvant plus que répéter les derniers mots qu’on lui avait adressés. Quand elle tomba amoureuse de Narcisse, elle sombra dans la solitude et mourut de mélancolie. Le gros Sancho Pança en pleure encore. Nous sommes tous sous la malédiction d’Echo puisque nous parlons. Humains mélancoliques et abandonnés comme Echo, ou, obsessionnels et angoissés tel le coq Chanteclerc d’Edmond Rostand qui croit que son chant fait lever le soleil jusqu’à ce qu’il s’aperçoive qu’il n’en est rien. On croit parler alors qu’on est parlé par les mots. Sans prendre en compte le contexte fluctuant de l’inconscient, l’utilisation du tiers exclu est cancer de la pensée. Comme disait Céline : « Donnez- moi, hors de son contexte, trois mots d’un auteur, et je vous le ferais pendre ». C’est que le signifiant n’a rien à voir avec le signifié, répète Lacan. Si cela reste incompréhensible pour les langues occidentales, c’est une évidence dans la langue chinoise. Les conséquences en sont multiples sur bien des plans. Mais c’est surtout et avant tout ce qui permet à quiconque quelle que soit sa situation, de bien récupérer son histoire et de se renouveler.

L’intéressant avec Socrate, celui du Théétète, c’est qu’il le sait, c’est qu’il le montre jusqu’à son procès et sa mort. Il révèlera d’ailleurs son secret pour les siècles à venir. C’est Platon lui-même qui le rapporte dans le Ménon (80d 1-3) : « Je ne sais qu’une chose, c’est que je ne sais rien …». « Rien et pas même rien », ajouteraient aussitôt Gorgias le sophiste, Lacan ou quelque maître zen. Son ultime message reste incompréhensible pour la pensée philosophique, mais claire et évidente pour la psychanalyse et le zen : « Mes chers amis, n’oubliez pas, après ma mort, de sacrifier un coq blanc à Esculape ». (C’est ce qu’on faisait, à cette époque, après avoir été guéri d’une maladie pour remercier le dieu de la médecine. Le coq blanc étant le symbole d’un jour nouveau). Traduction : Toute vie consciente n’est qu’une maladie hallucinatoire.

Qu’est-ce que rien ?

Rien est un des cinq éclats de l’objet petit a. Il se dit Wu en chinois. « Wu wei » c’est « l’agir du rien ». Le rien est antérieur à toutes choses puisqu’il ne peut que se dire. L’être aussi ne peut que se dire mais il le fait avec le tiers exclu, comme si cela n’avait nul besoin d’être dit. Il ne dit jamais qu’il ne le dit pas. Il trompe et pratique l’imposture. Il fait croire que le commencement est le commencement et la fin la fin, que le rien est rien, donc inféré à quelque chose hors de ce qui se dit. Par sa formule obsessionnelle et à laquelle il réduit tout : « Entre A et non A, il n’y a pas de troisième terme » il est persuadé de ne jamais confondre « un gentleman avec un hareng » ou « Aphrodite avec Junon ». Il appartient à l’arrogante caste des « non-dupes ». Mais comme l’a montré Lacan « les dupes errent » ( séminaire 21 ). Car il n’y a pas de commencement sans fin et inversement. Les gentlemen mangent des harengs et les harengs peuvent manger les gentlemen. On épouse toujours Aphrodite et on se retrouve avec Junon. C’est connu. Selon un dicton chinois « il convient de regarder la mort comme on regarde la naissance ». Le rien est justement à la fois l’une et l’autre. C’est un nœud topologique. C’est-à-dire une ligne qui se finit sur son commencement et qui commence où elle finit pour engendrer du nouveau. Dans tout nœud quelconque, les extrémités ne s’absorbent pas. Mais en topologie, le serpent absorbe sa queue car la mort est le seul chemin qui mène précisément à la naissance. La voix est l’art de s’engendrer soi-même dès que l’on entend bien la formule lacanienne : « Qu’on dise reste oublié derrière ce qui se dit dans ce qui s’entend ». Rien est la voix que sa fonction produit. Rien, wu, on le représente, en Chine, depuis la plus haute antiquité, par le Wu Ji, c’est-à-dire par  un rond : le rien, « Wu » et « Ji »,  énergie sans limite :

Dans un rond, c’est d’abord le vide qu’il faut regarder, ensuite seulement le contour. La topologie des nœuds est faite de ronds qui se nouent eux-mêmes ou entre eux. Son principe est que « le vide est un trou qui précède ses bords ». Le trou, c’est le vide et les pulsions sont les bords. C’est que « La zone érogène est un bord fermé », enseigne Lacan et : « La pulsion est la sexualité dans l’inconscient », ( Ecrits p. 849). L’univers, pourrait-on dire, n’est que la déclinaison topologique d’un nœud trivial. Toute chose devient le vide et le vide devient toute chose. Le vide est la pulsion, la pulsation originelle. « La première chose que dit Freud de la pulsion, explique Lacan, c’est qu’elle est une force constante » (« Les Quatre concept fondamentaux de la psychanalyse p. 150). Les pulsions partielles, elles, ne sont que ses bords ( idem ).

Dans « Pulsions et destin des pulsions », Freud montre que ces pulsions dont peut faire une analogie avec les quatre « éléments de la nature » : l’air, la terre, l’eau et le feu, en tant qu’actifs ou passifs, peuvent être soit : 1) Refoulées (le bavardage est « l’air » le souffle qui refoule en tourbillonnant.  2) Se retourner sur elles-mêmes comme « la terre ferme » ou le solide : « A est A ». 3) Se renverser en leur contraire comme « l’eau » : « A devient non A, glace ou vapeur. 4)  Se sublimer, comme la passion ou le feu qui détruit et produit toutes choses. (Voir « Pulsions et destins des pulsions » de Freud et « Démontage de la pulsion » et « la pulsion partielle et son circuit » (séminaire 11).

Par ailleurs, concernant les pulsions et la pensée, René Daumal a montré dans « Le Mont Analogue » qu’on ne pouvait penser au-delà de quatre temps : « Toute pensée est en effet une capacité de saisir les divisions d’un tout absolument quelconque… La pensée de l’idiot s’arrête à un, la pensée ordinaire de la plupart des gens va jusqu’à 2, parfois à trois, rarement jusqu’à 4… Faites en l’expérience… Par exemple, avec ce type d’enchaînement de pensées : 1) Le bouledogue est un chien. 2) Les chiens sont des mammifères. 3) Les mammifères sont des vertébrés. 4) Les vertébrés sont des animaux… si nous allons plus loin : les animaux sont des êtres vivants, on a déjà oublié le bouledogue, si on se rappelle « bouledogue » on oublie « vertébré ». Dans tous les ordres de division on constatera le même phénomène : 1) Je m’habille pour sortir. 2)  Je sors pour aller prendre le train. 3) Je vais prendre le train pour aller à mon travail.) 4) Je vais travailler pour gagner ma vie… essayez d’ajouter un cinquième, vous serez sûr que l’un des trois premiers au moins s’évanouira de votre pensée ». « Wu nien », non-penser ni non-penser, dit le zen. C’est qu’on croit penser alors que nous n’utilisons que des tétralemmes analogiques.

La topologie des nœuds de Lacan est un tétralemme, « RSI et objet a » (voir le séminaire 22 « R.S.I »). Elle n’est pas autre chose, mais racontée à sa façon,  que l’Art de la Guerre de Sunzi. Avec ses quatre équivoques : Tantôt Yang à l’extérieur et Yang à l’intérieur, tantôt Yin à l’extérieur et Yin à l’intérieur, tantôt Yang à l’extérieur et Yin à l’intérieur, tantôt Yin à l’extérieur et Yang à l’intérieur, et le Wu xing « de l’objet petit a » avec ses cinq topos. Reste que pour bien suivre l’affaire, il est indispensable de savoir entrer et de manière abrupte, subite, dans « l’imperturbabilité du sans perception ni non perception », autrement dit le zen. Faute de quoi, on se change en Sisyphe l’imposteur, véritable dindon de la farce, « cocu, vaincu, morcelé, alcoolisé, déchiqueté par les vautours et les rats, au sens propre comme au sens figuré », avec toujours un rocher qu’il faut monter en haut d’une colline et qui retombe à chaque fois. L’identité est un mensonge, c’est se faire passer pour ce qu’on n’est pas et se pétrifier en ce qu’on n’a jamais été. Sisyphe heureux ? C’est bien plutôt l’accident qui l’attend (voir Albert Camus), ou encore le « burn out » ou le « bore out » ces mots à la sauce américaine qui tentent, encore une fois, de forclore l’Œdipe freudien. Qu’on se souvienne, par exemple, du philosophe Giles Deleuze qui écrivit « l’anti-Œdipe » et qui, en choisissant de se donner la mort en se défenestrant, incarna précisément le complexe d’Œdipe (en psychanalyse le vide de la fenêtre « fait naître » c’est la mère…). Le tiers exclu, c’est la théorie des catastrophes de René Thom. Le message de Lacan était pourtant clair : la psychanalyse c’est le zen, c’est-à-dire la sortie du tiers exclu figurée par le mythe d’Œdipe. Le nœud Borroméen nous le montre directement, si on sait le lire. Au pire, il montre ce que proposait Freud : « devenir simplement capable d’être heureux, d’aimer et de travailler » : Pas si mal. Le moi va déjà un peu mieux. Même s’il reste encore quelque peu « mélancolique, obsessionnel et angoissé », (acronyme sentimental du « mot a », moi), il peut toujours en sortir par un « sarcasme ou un coup de pied » comme dit Lacan, ou, avec le coup du sabre (Dao) de Lao tseu dans Tintin. C’est dans le séminaire « …ou pire » (n°19, non publié), leçon 9/2/72, que Lacan introduit pour la première fois le nœud Borroméen en psychanalyse.

Le nœud dit Borroméen est un nœud fait de trois cercles représentant le Réel, l’Imaginaire et le Symbolique noués de telle manière que si l’on en coupe un les deux autres se libèrent et perdent leur fonction. Il est composé de sept trous dont le septième au centre désigne l’objet petit a, à savoir « la plus-value et le plus de jouir », ou septième fonction performative du langage. Ce nœud Borroméen est la Prajanaparmita elle-même : Prajna (connaissance), paramita (parfaite) de la nature réelle de toute chose selon les jeux du vide (Sunyata, Kong en chinois, ce qui  se prononce Ku en japonais comme dans kinbaku : l’art de ficeler les choses et les événements. Toute chose n’étant que du vide ficelé par des mots). Ainsi, les six trous, par exemple, qui entourent le trou central, le septième, sur le Borroméen, sont en relations analogiques avec les six fonctions de la communication du célèbre linguiste Roman Jakobson :

Le Destinateur, le Message, le Destinataire, la Fonction phatique (les moyens de maintenir le contact), le Code et le Contexte.

Le Destinateur correspond au Symbolique sur le nœud Borroméen, le message à l’Imaginaire, le Destinataire au Réel (l’inconscient). Le trou du Phallique, Jɸ, correspond à la fonction Phatique (on voit qu’il passe pardessus le Symbolique). Le trou du Sens correspond au Code, et le trou de l’Autre Jouissance (JA) au Contexte.

En constatant que le nœud Borroméen est constitué de sept trous nous définissons en même temps le trou central comme véritable fonction du langage, ou septième fonction de la communication : l’objet petit a avec ses cinq topos. C’est la fonction performative du langage. Non pas performative au sens conceptuel du linguiste John Austin.  Pour lui l’acte de langage n’est performatif que dans certaines conditions. « Dire c’est faire », mais, relativement. Par exemple, il suffit que la formule : « Vous êtes unis par les liens du mariage »,  soit dite pour qu’elle soit réalisée. Certes. Mais il est indispensable que ce soit le maire ou le prêtre habilité pour le faire qui le dise, faute de quoi ça ne marche pas etc. L’objet petit a (la plus-value et le plus de jouir), en revanche, est parfaitement autonome, dynamique et subjectif. Nous ne sommes plus dans le social. Là, dire c’est faire sans condition, c’est l’inconscient en acte. Preuve en est, les rêves, les actes manqués, les lapsus et leurs interprétations. En outre, l’objet petit a correspond avec ses cinq topos au Wu xing de l’Art de la Guerre de Sunzi. Ils sont représentés l’un et l’autre par une étoile à cinq branches exprimant le nombre d’or : 1+v5) /2 ou 1,618 … L’objet petit a a pour support le nombre d’or. « L’objet petit a est identifié au nombre d’or parce que celui-ci renvoie à l’incommensurable, expression chiffrée de l’infini », enseigne Lacan (Séminaire 14 , La logique du fantasme ).

Les correspondances intertextuelles des cinq éclats de l’objet a avec les cinq éléments ou souffles vitaux du Wuxing sont les suivantes :

1) La voix correspond au Bois (c’est « cette voix qui quand elle sonne n’est plus la voix de personne sinon des ondes et des bois », c’est à-dire la voix de la nature, du serpent vert de la nature qui se transforme en toutes les couleurs).     2) Le regard correspond au feu (qui détruit transforme et crée). 3) Le sein correspond à la Terre (qui nourrit, soutient et éblouit tout). 4) Les fèces correspondent au métal (la production, l’argent, le pouvoir). 5) Le Rien correspond à l’eau (qui abreuve tous les êtres, qui inverse les coups qu’on lui porte, qui peut être à la fois la plus calme, la plus souple et la plus terrible des forces).

Donc, l’inconscient est langage et le langage c’est la topologie (de logos, parole et de topos, lieu). C’est le langage qui fait les lieux. Combien en fait-il de lieux ?  Il en fait quatre. Ça suffit pour engendrer un nombre indéfini de possibilités et autoriser tous les risques locutoires avec les signifiants et les signifiés, en les retournant dans tous les sens, en les dépouillant, les déconstruisant, les décomplexifiant pour s’en libérer et mieux s’en servir. Toute mesure vient du sans mesure. Savoir embrouiller pour débrouiller. Bref, une forme saine et laïque de glossolalie qui permet de toujours retomber sur ses quatre pattes. Telle   est la topologie des nœuds du langage. « Quatre pattes, deux pattes, trois pattes » ? C’est l’homme, répond Œdipe à la question du Sphinx. Mais pour qu’il sorte de son destin tragique il lui faut revenir au quatre, comme l’indique le nom même de Laozi qui signifie à la fois vieux, lao (trois pattes) et jeune zi (quatre pattes). Mon secret disait Lacan à 70 ans « c’est que j’ai quatre ans », tout en fumant son cigare tordu, un culebras, mot espagnol qui signifie serpent.

« Protagoras montrant à Démocrite comment il faisait ses nœuds » Tableau de Salvador Rosa (17 ème s.) Musée de Saint Pétersbourg

Démocrite (5 ème s. av. JC), le philosophe qui riait toujours, affirmait : « il n’y a que du vide et des lettres » (voir sur Démocrite l’analyse fondamentale de Barbara Cassin dans « Il n’y a pas de rapport sexuel ». Démocrite ne concevait les atomes que comme des lettres. Une lettre, c’est un vide et ses bords. Toute lettre se différencie d’une autre, dit-il, par «la figure l’ordre et la position ». Ainsi « A diffère du N par la figure. An diffère de Na par l’ordre. Z diffère N par la position ». On voit que ces lettres sont constituées de trois barres comme un triskel breton, , et que, par « condensation » ou « déplacement » comme dirait Freud, ou par les torsions topologiques de la théorie des nœuds lacanienne,  elles peuvent figurer  toutes les lettres de l’alphabet.

On raconte que Démocrite se promenait un jour accompagné de deux de ses disciples dans la forêt d’Abdère, sa ville natale,  quand il aperçut un bucheron qui nouait un  lourd fagot  de bois  d’une étrange façon. Ce nouage permettait d’alléger considérablement le poids de la charge. – « Qui t’a appris cette manière de faire ces nœuds », demanda Démocrite. – « C’est moi qui l’ai inventée », dit le bucheron. Et pour le prouver il défit et refit le nœud en disant qu’il en connaissait d’autres plus compliqués encore. Démocrite lui demanda son nom. – « Protagoras », répondit le bucheron. Démocrite lui proposa de suivre son enseignement. Protagoras, ce modeste bucheron mais qui savait si bien faire les nœuds, accepta la proposition. Elle fut décisive pour l’histoire de la pensée. En effet, Protagoras devint un des plus célèbres, des plus riches et des plus influents sophistes de l’histoire. « Tout se réduit au langage » enseignait-il. Il n’y a qu’un seul art celui des nouages de la parole, autrement dit la topologie.

La formule de Démocrite « il n’y a que du vide et de lettres » s’applique à tous les alphabets de toutes les langues du monde. Comme dit Lacan « La lettre ça se lit » (« Encore » p.29) et ça se lie. Toute lettre est du vide avec ses contours.

Topologie des nœuds :

Un nœud se définit par ses croisements.

Le premier nœud, ou nœud dit premier, est fait de trois croisements formés par   un tétralemme de quatre trous :

Le nœud trivial semble ne pas avoir de croisements :

C’est tout de même un nœud parce qu’il est fait de points, et qu’un point n’est pas le croisement de deux lignes dans l’espace comme en géométrie. La topologie, comme la parole, implique impérativement la dimension immatérielle du temps avec ses inséparables passé, présent et avenir, ce sont donc nécessairement, trois croisements qui forment un point c’est-à-dire un nœud premier. Ainsi le nœud trivial est constitué de points qui paraissent invisibles seulement parce qu’ils sont serrés. (Voir séminaire 26, La topologie et le temps ).

La topologie se résume donc à la saisie de ce qu’est au nœud premier et un nœud trivial.

On appelle « jeu de ficelle » un jeu qui consiste à placer ses deux mains (yin et yang) dans un nœud trivial ce qui permet de tresser un nœud premier ainsi qu’un nombre indéterminable de figures. L’origine de ce jeu de ficelles se perd dans la nuit des temps. On le retrouve sur tous les continents, Afrique, Asie, Amérique Australie, chez les Esquimaux comme sur les îles du Pacifique. Dans les traditions orales les conteurs, autrefois, s’en servaient pour illustrer leurs histoires.  Certaines figures de jeu de ficelle servaient de sortilège pour assurer des récoltes abondantes ou des chasses fructueuses ou pour conjurer le mauvais sort. Aujourd’hui elles n’ont pour fonction que de détendre l’esprit. C’est que les métamorphoses d’un nœud trivial, ou zéro, bien comprises, apportent liberté, abondance et l’imperturbabilité.

Le zéro, représenté par un nœud trivial ou cercle est une invention des bouddhistes dont ils se servaient pour figurer le Nirvana : o. Le nirvana étant l’extinction parfaite de l’être et du non être. La numérotation décimale, invention indienne et qui en découle, fut empruntée par les arabes au 9 ème siècle avant de parvenir en Europe. Il n’est donc pas étonnant que l’on trouve dans la Prajanaparmita de Nagarjuna et spécialement dans un texte que tous les pratiquants du zen récitent en toute occasion, les fondements même de la topologie : Le sutra du cœur ou « hannya shingyo », plus exactement le sutra de la pulsation du cœur avec toutes les analogies que le tétralemme peut suggérer. (Par exemple la circulation du sang dans le cœur nécessite quatre valves).

Le passage nodal et topologique du texte est le suivant :

« Le vide devient les formes » (ce qui n’est pas devient ce qui est), « les formes deviennent le vide » (ce qui est devient ce qui n’est pas). « Ni le vide ni ne le devenir ni les formes ne peuvent être séparés ». S’ils ne peuvent être séparés c’est qu’ils forment un nœud premier, le nœud premier de tous les nœuds premiers, celui du temps, pulsion constante, où « passé, présent et futur » sont non seulement inséparables mais ne peuvent que se dire.

Cette prémisse, « ni le vide ni ne le devenir ni les formes ne peuvent être séparés, ni les formes devenir autre que le vide », est évidemment irrecevables pour la pensée du tiers exclu : La conclusion qui suit lui est tout aussi intolérable : « Ainsi toutes les formes deviennent le vide », soit un nœud trivial. Ce qui implique que le vide, ou nœud trivial, absorbe tous les points de vue et tous les dires possibles et impossibles pour la dimension du conscient.

Ce qui souligne, encore une fois, que le tiers exclu est ce qui nie les prémisses et les conclusions de la topologie du langage, c’est-à-dire l’inconscient. Le tiers exclu peut produire d’excellents écrivains, mais le devenir les rend obsolètes, confirmant que « les écrits passent et la parole reste » comme l’enseigne Lacan. C’est qu’usage exclusif du tiers exclu ne peut qu’aboutir à la théorie des catastrophes du topologue René Thom : une ligne arrivée à son extrémité est à bout d’elle-même, elle s’arrête. Il n’y a plus rien. C’est la catastrophe. Tandis qu’en topologie du langage la ligne se retourne continuellement sur elle-même quels que soient les méandres qu’elle emprunte.

Ainsi le nœud premier et le nœud trivial sont à la base de la topologie des nœuds, comme il est dit dans le sutra du cœur de Nagarjuna, et que récitent toujours les pratiquants du zen.

Dans le sutra du cœur, c’est Avalokitésvara qui enseigne à Sariputra la topologie du vide. Avalokitesvara est le premier disciple de Bouddha qui reçut la transmission du zen. On raconte que c’est sur le Pic des vautours que le Bouddha annonça à ses disciples qu’il allait leur montrer le cœur même de son enseignement. Tous les disciples se réunirent autour de lui. Mais Bouddha ne prononça aucun discours. Il se contenta de montrer une fleur. Personne ne comprit. Seul Avalokitesvara sourit. « Avalokitesvara, conclut le Bouddha, peut désormais prêcher le chan à ma place. (C’est, entre autre, l’origine de l’Ikebana, ou l’art de l’arrangement des fleurs). C’est que la jouissance est ce qui ne peut se dire. « La jouissance ne sert à rien » (« Encore » p.10) « …elle va par-delà ce à quoi elle aboutit, à savoir que nous nous reproduisons » (idem p.109).

Le sutra du cœur se termine par : « Et maintenant, la parole du vide, la parole qui rend égal à ce qui ne peut être égalé, la parole qui arrête toute souffrance, et ne contenant aucun mensonge est tenue pour véridique, va être prononcée : « Allez, allez par-delà, par de là tout ensemble (par de là A et non A), telle est la suprême sagesse ».

En Chine Avalokitesvara fut métamorphosé, sous l’influence du taoïsme, en  la déesse Kuan yin, ou Guanyin, incarnation du vide et de la bienveillance. Son nom signifie étymologiquement « productrice des sons ». Pourquoi cette mutation génétique ? Parce le vide étant insaisissable, vocal et créateur est plus logiquement figuré par la femme qui possède, avec le vagin, un trou de plus que l’homme. (La femme est composée par dix trous : deux oreilles, deux yeux, deux narines, une bouche, un urètre, un anus, et le trou fondamental, le vagin. C’est que la femme est ce qui représente le mieux le nirvana, le trou, le rond, le Wu ji, parce que « la jouissance de la femme est sans limite », comme dit Lacan. Il rapporte dans le séminaire L’angoisse (séminaire X) sa rencontre inopinée à Kamakura avec une statue de Kuan Yin. Au chapitre « Les paupières de Bouddha » il décrit une représentation du regard chez cette statue qui figure la coupure, la séparation, « la sortie de l’angoisse » : « Les statues bouddhiques ont toujours un œil, dont on peut dire qu’il n’est ni clos ni non-clos, car c’est une posture de l’œil, à savoir une paupière qui ne laisse passer qu’un fil et qui ne s’obtient que par apprentissage ». Mais dans le cas de cette statue de Kuan Yin, « Il n’y a pas d’ouverture de l’œil » « Il y a simplement au niveau de l’œil une espèce de crête aiguë qui fait qu’avec le reflet qu’a le bois, il semble toujours qu’au-dessous joue un œil, mais il n’y a rien dans le bois. Je l’ai assez examiné ». Cette absence, Lacan l’appelle « objectalité de l’objet a » par opposition à « l’objectivité » causale de la pensée occidentale. Elle fait du manque, du ni A ni non A « la sortie de l’angoisse ». Cette anecdote sur les paupières de Kuan yin et la notion de castration en psychanalyse font écho à la légende des paupières de Bodhidharma. On raconte que Bodhidharma en s’apercevant, une fois, qu’il s’était endormi en zuo chan s’arracha les paupières et les jeta loin de lui. Selon la légende elles sont à l’origine de l’arbre à thé et de la cérémonie du thé « Gong Fu Cha », en Chine et au Japon. La paupière palpite, comme une feuille de thé (paupière a pour étymologie « palpus », caresse et palpitation). La paupière, la peau de l’œil, comme on dit en chinois, invite au regard intérieur. Mais il n’y a « ni intérieur ni extérieur pour le vide et c’est la coupure, de l’intérieur et de l’extérieur, qui marque « l’assomption de la castration » comme dit Lacan, créant un désir qui cesse d’être soumis à l’idéal paternel ou au principe d’identité, soit le ni A ni non A : « L’œil de Kuan Yin ».

Cette notion spéciale de coupure est indispensable pour comprendre la topologie lacanienne des nœuds. Ici une coupure n’est pas une coupure comme les autres, ou, comme on dit en psychanalyse, « la castration est créatrice ». En résumé un nœud peut se transformer, se couper ou se traverser. Ce qui implique toutes les anamorphoses les plus étranges du langage.

Pour la pensée taoïste la matière n’est que « du vide noué par du langage ». Mais, en Europe, c’est au milieu du 19 ème siècle que le physicien anglais lord Kelvin proposa un modèle de matière dans lequel les atomes étaient représentés par des tourbillons s’organisant en nœuds. Les différences de nouage devaient, selon Lord Kelvin, pouvoir rendre compte des propriétés physicochimiques des atomes comme des molécules. Cette hypothèse soutenait que pour comprendre les structures de la matière il fallait donc savoir distinguer toutes les formes de nœud. Ce travail extraordinaire de classification des nœuds fut entrepris par le physicien écossais Tait qui y consacra sa vie. C’est à lui qu’on doit la première classification des nœuds topologiques. Cette théorie nous semble aujourd’hui fantaisiste, même si elle rappelle celle des lettres de Démocrite. Mais, nous sommes en 1860 et Niels Bohr, le futur prix Nobel, qui révolutionnera les conceptions de la matière, ne naîtra que 25ans plus tard. Quoiqu’il en soit, on peut comprendre la topologie des nœuds sans la réduire à la physique ou aux mathématiques, sans être physicien ou mathématicien, puisqu’elle ne concerne que cette dimension inconsciente des nœuds du langage. Si, selon la psychologie, c’est à l’âge de quatre ans que l’on commence à savoir dessiner un carré et à compter jusqu’à quatre, n’hésitons pas à régresser jusqu’à nos quatre ans pour revisiter sans complexe, avec la souplesse   d’un serpent, le tétralemme de Nagarjuna et  les structures orales des nœuds de l’inconscient :

1) A est A. Entre A et Non A, il n’y a pas de troisième terme. Un nœud peut changer de forme, de nom, de nombre, il peut se transformer mais il est toujours le même. Il était ce qu’il était, il sera ce qu’il sera, il est ce qu’il est. (Ici, le principe d’identité nie le devenir et le néant).

2) A devient ce qu’il n’est pas. Un nœud peut perdre des croisements ou en acquérir d’autres. Il peut continuellement se métamorphoser en autre que lui-même. (Ici le devenir nie le principe d’identité et celui du néant).

3) A est aussi bien son contraire que n’importe quoi. Tout nœud se réduit ainsi à la dimension du néant. Rien n’est identique, et donc, ne devient rien. (Ici la dimension du néant nie le principe d’identité et le principe du devenir).

4) A n’est ni A  ni non-A. Un nœud n’est ni ce qu’il est ni ce qu’il n’est pas. (Ici il est coupé et non coupé à la fois de l’identité, du devenir et du néant).

Transformation :

Un nœud peut changer de présentation. Représenté sur du papier un nœud n’est pas modifiable. Il est immobile comme mort. Mais dans la réalité, si on se sert des ficelles (voir séminaire Encore chapitre « ronds de ficelle ») on peut le faire changer de présentation. De plus, il faut imaginer que les nœuds sont plastiques, ils peuvent s’agrandir ou se resserrer à loisir.

Par exemple le nœud premier :

En faisant un nœud premier avec une ficelle quiconque en le manipulant peut le faire changer de présentation comme la figure b ou la figure c. Dans la figure « b » on voit facilement les trois croisements qui caractérisent le nœud premier, bien que la présentation soit différente. Dans la figure « c » on compte un croisement de plus, mais il s’agit d’un faux croisement, puisque ce croisement n’est pas consistant : Cette présentation « c » se réduit facilement à ses trois croisements initiaux. Cela parait simple avec ces exemples sur les changements de présentation du nœud premier à trois croisements, mais dans des nœuds un peu plus compliqués, par exemple « le nœud du fantasme », à cinq croisements, un faux croisement peut échapper à l’attention de mathématicien ou de philosophe même les plus confirmés (voir ce qui s’est passé à l’Ecole normale supérieure de Paris le 4/5/1998 quand le mathématicien newyorkais R.T. Groome présenta son «  Introduction à la théorie des nœuds par les conjectures de Tait ». Il basait toute sa théorie sur un nœud à six croisements, dessiné au tableau. Mais ce nœud n’était qu’un changement de présentation du nœud dit « du fantasme » de Lacan, à cinq croisements effectifs. Le mathématicien qui visiblement ne savait pas lire les nœuds avait fondé ses calculs sur un faux croisement. Après trois heures d’exposés mathématiques, un topologue non mathématicien, Richard Haddad, se moqua de lui et le ridiculisa devant tout le public de savants qui assistaient à l’exposé, en montrant, par une simple permutation du nœud, son erreur funeste. L’américain renonça à publier ses travaux. C’est que, comme l’explique, par ailleurs, le topologue russe Alexei Sossinsky ( Nœuds , éd. Seuil) : « Il n’existe pas d’algorithme de lecture et de dénouage des nœuds suffisamment simple et efficace qui puisse être enseigné à un ordinateur ». La topologie des nœuds ne peut à l’évidence se réduire aux mathématiques. Comme dit Lacan : « les mathématiciens ne nous comprennent pas ».

Nœud trivial ;

Le nœud trivial, o, peut lui aussi changer de présentation. Il peut prendre l’une ou l’autre des formes classiques des quatre éléments de la nature : soit le carré (symbole du solide), le triangle (symbole du feu), le croissant (symbole de l’air), ou le rond (symbole de l’eau). Le carré (le solide) correspond au principe d’identité, ou premier lemme : A est A. Le croissant (l’air), correspond au 2 ème lemme : « A n’est pas son contraire mais il le devient ». Le triangle, le feu, correspond au 3 ème lemme : « Chaque chose brûle comme son contraire ». Le rond (l’eau) correspond au 4 ème lemme : « ni A ni non A ». En outre, le nœud trivial peut prendre tous les aspects patatoïdes et même toutes les formes de tous les objets du monde, possibles ou impossibles, passés, présents et avenir et revenir tranquillement à un simple rond. Le vide devient l’univers et l’univers devient le vide. Cela revient à ne plus prendre ses désirs pour la réalité, mais à l’inverse, reconnaître le réel, l’inconscient, pour son désir. Il suffit de consentir à devenir son propre vide pour voir, comme dit Lacan, « l’aube sur Baltimore », c’est-à-dire la réalisation même de ce qui nous semblait impossible. « Un trou suffit pour nouer un nombre strictement indéfini de consistances » (Lacan RSI , p. 158).  Le nœud trivial peut donc encore se métamorphoser en un nombre indéterminé de torsades, comme en figure « e ». Mais, à un moment donné, elles se détacheront l’une de l’autre, comme se coupe et s’arrête tout système de Ponzi dans la réalité.

La coupure :

« L’inconscient c’est ce qui cloche », dit Lacan, c’est-à-dire ce qui va de travers comme l’éclair du « ni A ni non A », ou « l’inconscient c’est ce qui cogne » comme le cœur dans la poitrine, mais ce n’est ni le cœur du corps ni celui de l’esprit, ces « guetteurs mélancoliques, obsessionnels et angoissés qui n’observent que la nuit et la mort », l’inconscient c’est le cœur du vide qui bat pour rien, à savoir sa propre jouissance. « Je suis triste » se dit en chinois « blessé du cœur », chang xin, mais l’expression ne désigne jamais une maladie de cœur organique ou une maladie mentale. C’est l’émotion, la pulsation de l’inconscient, « béance pré ontologique », comme le précise Lacan, « ni être ni non-être » (« Les Quatre concepts de la psychanalyse » p. 31). La psychanalyse nous apprend à « sauter » directement dans cette dimension pour se couper subitement de toute souffrance. Dans le bouddhisme c’est ce qu’enseigne aussi le sutra du « Diamant coupeur ».

Si l’on coupe un nœud dans la réalité, par exemple un nœud premier, ou un nœud trivial, il se dénoue et devient une ligne ouverte (une plaie ouverte mortelle et destructrice). Mais en topologie où tout est toujours en mouvement, la ligne se referme, encore, ou autrement, sur elle-même. Comme disait déjà Desargues, le mathématicien ami de Descartes : « toute droite infinie (c’est-à-dire en mouvement) fait naturellement clôture » (Lacan RSI , p.138). C’est pourquoi on dit en psychanalyse que : « la castration est créatrice ».  Donc, non seulement les nœuds peuvent se métamorphoser mais ils peuvent aussi se séparer et se combiner pour former d’autres ensembles. Deux figures de nœud trivial, le 8 et le 0 noués ensemble forment « le nœud du fantasme » : le zéro, O, et l’infini, ∞ qui peuvent permuter, l’un pouvant prendre la place de l’autre. En effet, si l’on réalise ce nœud avec des ficelles, on constatera qu’il suffit d’ouvrir le huit en tirant sur ses deux parties centrales pour transformer le zéro en huit et le huit en zéro, avec toutes les analogies que l’on peut imaginer lorsque que l’infini se  transforme en zéro et le zéro en infini.

Si l’on coupe une torsade de nœud trivial en trois ronds et qu’on les noue ensemble de manière bien alternée, on obtient le nœud dit Borroméen de Lacan, représentant le Réel, le Symbolique, l’Imaginaire et le trou central, « l’objet petit a ». On appelle ce nœud Borroméen parce qu’il était le blason des comtes de Borromée (12ème siècle) à qui appartenaient les trois îles borroméennes du lac majeur en Italie. Mais on retrouve ce nœud chez les Celtes, les Vikings, en Afrique, en Chine, au Japon et aux Indes dans des traditions très anciennes. Son nouage est spécifique : si l’on coupe un quelconque des cercles, les deux autres deviennent triviaux et perdent la fonction qui les déterminait. Le nœud Borroméen de Lacan résume toute sa pensée et son enseignement de la psychanalyse. Il éveille une mémoire antérieure à l’histoire et à la paléontologie :

Le nœud (borroméen) du symptôme :

Si l’on coupe la torsade d’un nœud trivial en quatre ronds on peut constituer « le nœud du symptôme ». Le quatrième rond correspondrait, pourrait-on dire, à « l’objet petit a » mais transformé en présage. Ici les trois ronds, représentant le Réel, l’Imaginaire et le Symbolique, ne sont pas noués ensemble, ils sont seulement posés les uns sur les autres : l’Imaginaire sur le Réel, et le Symbolique par-dessus. Ils ne vont être noués pour tenir ensemble que par le quatrième rond (la plus-value le plus de jouir) représentant le symptôme qui va relier le Symbolique, l’Imaginaire et le Réel, en passant alternativement dessus dessous chacun d’eux, comme le montre la figure « b ». Il s’agit bien là d’un nouage Borroméen puisque si l’on coupe un quelconque des ronds, chacun d’eux se transforme en nœud trivial et tous perdront leur fonction relative. Il suffit de réaliser l’expérience avec des ficelles pour le constater. Un des intérêts de ce nœud est de montrer une certaine fonction créatrice de la maladie que ce soit névrose, psychose ou perversion. Ce nœud (voir article « La traversée ») peut se transmuter en Borroméen et montrer que l’on peut être névrosé, psychotique ou pervers, mais, sans les symptômes. La jouissance de leur exercice étant celle de leur dépassement. (Voir Lacan, séminaire 23, Joyce le sinthome ).

La traversée

Outre la transformation qui est le changement de présentation d’un nœud, outre la coupure qui permet la combinaison de différends ronds entre eux, il y a de plus la traversée symbolique qui n’est pas représentable dans la réalité parce qu’elle est seulement un jeu coruscant de langage.

Prenons par exemple une surface de Möbius. Dans la réalité toute face a un dos mais la face ne traverse jamais le dos. Pourtant, si je tors une bande de papier et que je joigne les sommets et les faces, la face et le dos vont se rejoindre ou se traverser l’une l’autre. La formule de Möbius est la suivante : Torsion, Faces plus Sommet moins Arête égalent surface de Möbius. Dans la mesure du « moins arête » la face et le dos se traversent l’une l’autre mais dans la réalité, je ne peux supprimer l’arête sur ma bande de papier. « Le moins arête » n’est qu’un effet de langage qui permet à la torsion de faire traverser la face et le dos.  Une surface de Möbius en volume donnera une «  bouteille de Klein » ou un « Cross cap » qui sont des objets mathématiques qui n’existent pas dans la réalité, mais dont on  peut tirer des enseignements, tels les nombres irrationnels, transcendants et imaginaires, ou . Cela permet d’admettre et comprendre que la traversée d’un dessous-dessus en topologie des nœuds de langage est tout à fait concevable et possible. Si un trou suffit à nouer n’importe quoi, il peut aussi dénouer n’importe quoi, puisque ce n’est que le Symbolique qui dit et décide du nouage et du dénouage. Ainsi, un nœud premier peut-il se métamorphoser en nœud trivial, un nœud trivial se métamorphoser en nœud du fantasme et le nœud du fantasme en nœud Borroméen par traversée opportune d’un de leurs dessus-dessous. Ainsi existe-t-il d’autres voies que le boulevard du tiers exclu des mathématiciens : Le Symbolique est partout et si rapide qu’il semble invisible. « Qu’on dise reste oublié derrière ce qui se dit dans ce qui s’entend ». Même quand deux choses se touchent il y a un espace entre elles sinon elles ne pourraient pas se séparer, c’est le trou troisième qui permet toutes les traversées (c’est pourquoi, se prendre dans les bras avec quelqu’un constitue un nœud Borroméen. « Quand on aime il ne s’agit pas de sexe » comme dit Lacan dans Encore, p 27).

Prenons pour exemple un nœud Borroméen, RSI, au nouage parfaitement alternés et numérotons les trois croisements internes. Si l’on fait traverser le dessous-dessus du croisement n° 1, on verra que le rond du I (le moi) et le rond du S (le surmoi) se nouent ensemble, tandis que le rond du R (l’inconscient) est exclu. Moi et Surmoi moins Inconscient : c’est la névrose qui refoule l’inconscient :

Si l’on fait la même traversée avec le dessous-dessus n° 2, on verra le rond du R (l’inconscient) noué au rond du I (le moi). Le rond du S (le symbolique est ici exclu. Inconscient (R) et le moi (I) moins le Symbolique (S) : c’est la psychose qui refoule toute communication conventionnelle :

Si l’on opère la même traversée ave le dessous-dessus n° 3 on verra le rond du Surmoi et celui de l’Inconscient (R) se nouer ensemble et exclure le rond du Moi (I) : Le pervers n’accorde, en effet, la qualité de sujet à aucun autre que lui. Les autres ne sont que des « non-moi ».

Ces distinctions permettront de mieux diagnostiquer et de mieux conduire la cure analytique puisque par la dérive continuelle des pulsions partielles tout sujet passe momentanément par l’une ou l’autre de ces dimensions.

Les changements de présentation du nœud du fantasme :

Le nœud du fantasme est composé de deux ronds. Un rond comme un zéro (a) et un rond en forme de huit ou de signe infini (b) Mais le rond en signe infini peut nouer le zéro de différentes manières. Il se réduit cependant au nouage suivant à cinq croisements (c) :

Le signe infini qui symbolise le sujet peut évidemment prendre toutes sortes de présentation. Dans « Encore » (p.123) Lacan montre quatre combinaisons différentes du signe infini et du zéro (a, b, c, d) qui se réduisent finalement à la figure bien connue (e) à cinq croisements :

Le nœud du fantasme, dit Lacan (« Encore » p.123) : est « celui d’un anneau simple et d’un huit intérieur, celui dont nous symbolisons le sujet, permettant de reconnaître dans l’anneau simple, qui d’ailleurs s’intervertit avec le huit, le signe de l’objet a, soit de la cause par quoi le sujet s’identifie à son désir ».

Pour intervertir le zéro et l’infini il suffit de tirer sur le croisement interne du huit : Tirer le brin qui est dessus à droite et le brin dessous à gauche.

Il est recommandé de refaire ces exercices avec des ficelles pour s’exercer à la topologie des nœuds du langage ou à la psychanalyse lacanienne. Cela doit changer probablement nos connexions neuronales, c’est-à-dire notre manière de voir d’interroger de comprendre, en tout cas de nous permettre une meilleure praxis du tétralemme dynamique de Nagarjuna.

Le nœud de Groome :

Les changements de présentations du nœud du fantasme ne se réduisent pas à celles que nous avons montrées. Il y en a de toutes sortes. Voici celle par exemple, que le mathématicien newyorkais dont nous avons parlé, RT Groome, présenta à l’Ecole normale supérieure de Paris, en mai 98, sans s’apercevoir que ses travaux mathématiques reposaient sur un faux croisement. Il bâtissait toute sa théorie sur le nœud suivant qu’il dessina au tableau et dont il affirmait qu’il avait six croisements réels :

Si vous avez suivi les explications topologiques précédentes, il vous est facile de remarquer que le noud de Groome est composé d’un rond et d’un huit intérieur comme le nœud du fantasme de Lacan :

Même s’il présente six croisements il doit pouvoir être réductible. En effet, il suffit de faire passer le brin (a) par-dessous le huit intérieur pour obtenir la figure suivante qui est un nœud à cinq croisements :

Ce nœud à cinq croisements peut retrouver facilement la présentation classique du nœud du fantasme de Lacan :

Il est recommandé de s’exercer, et de s’exercer encore et encore, à faire ses transformations de nœuds avec des dessins et des ficelles. Après seulement on peut saisir véritablement ce qu’est « la traversée symbolique » et savoir sortir du fantasme, sortir de l’Œdipe, accéder à la castration, et autres trucs dont parle la psychanalyse. Voici comment on sort du fantasme : Au lieu d’intervertir l’infini en zéro et le zéro en infini, il suffit d’inverser le dessus-dessous d’un des quatre points du zéro (figure a), ce qui n’est pas faisable évidemment dans la réalité avec des ficelles. Cette inversion ne relève que du langage, non pas du langage ordinaire, mais du langage inconscient, ce qui demande de ne plus tout réduire, par reflexe, au principe du tiers exclu. Il s’agit à proprement parler d’un « acte psychanalytique » comme le transfert qui n’est que la mise en acte de l’inconscient » (voir Lacan « séminaire 15, « L’acte psychanalytique ») :

Le dessus-dessous de 1 en « a » est inversé dans la figure « b ». Ce qui donne deux ronds enlacés « c » qui peuvent se couper « d » pour se recombiner en Borroméen « e ». Ainsi sort-on du fantasme et retrouve –t-on l’« y ‘a d’l’un » du Borroméen ou tétralemme de Nagarjuna.

« Y’a d’l’un »

« Y’a d’l’un », cette formule parcourt l’œuvre entière de Lacan. Elle désigne le Un du vide en tant que « ni A ni non A », l’un du zen.  Dans le séminaire 15 « … Ou pire » à la leçon du 15 mars 1972 Lacan expose tous les contresens religieux, philosophiques, mathématique et linguistique qu’on en peut faire, et qu’il reprend dans le séminaire 20 « Encore » p.63 : « Ce « y’a d’l’un » n’est pas simple ». « La copulation de deux corps n’en font pas un ». « Il est clair que même vous tous en tant que vous êtes ici, multiple assurément, non seulement ne faites pas un, mais vous n’avez aucune chance d’y parvenir ». « Un » c’est seulement ce qu’on appelle « un ». Ce qui engendre des malentendus. En fait, c’est le rond du zéro, le ni A ni non A, le Wu Ji, qui représente le « Un » : « Le rond est sans conteste la plus éminente représentation du Un, en ce sens qu’il n’enferme qu’un trou » (« Encore » p.115) et « La jouissance de son exercice est la même que celle de son acquisition » (p.89). Les transformations plastiques d’un rond c’est précisément ce qui arrive avec les quatre propositions du tétralemme. L’Un n’est pas de l’ordre de la fusion ou de l’exclusion c’est la triplicité dynamique du Borroméen : le « y’a d’l’un », parce qu’entre deux choses qui s’assemblent il y a toujours le vide. C’est lui qui les relie. L’un ordinaire de la fusion Lacan l’appelle « l’unien » anagramme de l’ennui qui propulse dans l’alcool la drogue et autre addiction. Le « y’a d’l’un » lacanien permet de s’en délivrer et, entre autre prodiges, de concevoir les choses les plus baroques comme, par exemple, « entendre le son d’une seule main » et le Wu nien du zen, le « ni-penser ni non penser » ou de comprendre pourquoi l’on dit que dans le tombeau de Bodhidharma on ne retrouva qu’une seule sandale. Puissance de l’analogique, à entendre comme « l’anneau logique » et même comme « l’anneau magique ». On dit que notre terre tourne sur elle-même et autour du soleil, étourdie, elle ne cesse de répéter ses tours étourdissants.

Ainsi, avec le rond, l’emblème du zen représentant le nirvana, « l’abîme sans fond sans rien de sacré » ou, comme on voudra, le Dao de Lao tseu « la voix véritable qui diffère des voix ordinaires », la formule de Lacan « y’a d’l’un »  rejoint-elle l’ouverture même de son premier séminaire où il assimile la psychanalyse et le zen, comme s’absorbent le commencement et la fin sur le circuit d’un cercle.


Voir aussi

  • KOAN

    Un koan du zen rapporte qu’une vache tenta de s’échapper de son étable en sautant par une lucarne. La tête […]


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