Préface au « Lao tseu » (le « Dao de Jing ») :
Les prodiges du vide
Il y a
, nous disent les astrophysiciens, le vide extragalactique qui pousse les galaxies en spirale, les étoiles, les planètes et notre terre qui file à 630 km/s. (Si le vide anime les galaxies, les planètes et notre terre, à plus forte raison ce qu’il y a dessus et dedans, et jusqu’à notre impermanente et précieuse personne…)
Il y a le principe d’incertitude d’Heisenberg, pour rester dans les sciences.
Il y a les théorèmes d’incomplétude de Gödel.
Il y a « l’océan du vide » de Paul Dirac.
Il y a la désubstantialisation totale de l’univers physique par la révolution conceptuelle de la physique quantique : Il n’y a pas de particules élémentaires comme on le croyait erronément, elles sont constituées de sous-particules si brèves que personne ne saurait dire si elles occupent de l’espace. Elles ne sont qu’une sorte de pulsation purement temporelle. « Les particules élémentaires » de Michel Houellebecq (Prix Novembre 1998), comme l’ensemble de son œuvre, depuis « Extension du domaine de la lutte » jusqu’à « Soumission » et son prochain ouvrage, se révèle être essentiellement ironique. Ainsi, comme le Rancé de Châteaubriant, quiconque peut dire à sa façon : « Je ne suis plus que le temps ».
Il y a, selon le collège mondial des mathématiciens, la plus belle des formules mathématiques de tous les temps : e + 1 = 0.
ou plus précisément la formule d’Euler, l’inventeur de la topologie : e iΠ + 1= 0
(e, nombre transcendant, i, nombre imaginaire, pi nombre irrationnel + 1 = 0. (Ce qui se révèle être la véritable définition du zéro, du rien, du wu chinois, 無 , ou du vide dynamique).
Il y a le vide qui articule les langues, a montré Saussure en révolutionnant la science du langage dans son Cours de Linguistique Générale (voir le stupéfiant schéma sur lequel il fonde sa pensée, p.156) :
Le vide est ce qui à la fois sépare et relie arbitrairement, librement, « le royaume indéfini des idées confuses » (A) et « le royaume flottant des sons » (B).
Il y a « Le Degré Zéro de l’Ecriture » de Roland Barthes. C’est que le zéro se compte trois (compter a pour étymologie conter). C’est une triple négation. S’il se réduisait à une seule négation, il serait la négation de quelque chose dont il dépendrait. Une double négation serait une affirmation. Un troisième tour de négation est donc nécessaire et suffisant pour aller par-delà la négation et l’affirmation et les transmuter. C’est ce degré zéro qui permet aux mots de produire un sens différent de leur contenu et de la forme où ils sont habituellement enfermés. La littérature devient alors « lituraterre », selon le mot de Lacan. L’efficience du zéro exprime l’irréductibilité du trois.
Il y a « Les Mots et les Choses » de Michel Foucault (Dieu est mort, l’homme est mort. Ce qui loin de se réduire à un nihilisme mou, laxiste et découragé, conduit au dynamisme créateur du transhumanisme et de « la mort de la mort », la techno médecine, de Laurent Alexandre. La conscience se trouve réduite à un instrument ordinaire au service de la « subversion du sujet » au sens psychanalytique de l’expression.
Il y a « Les Ecrits » de Jacques Lacan et sa topologie des nœuds : les nœuds sont faits de ronds vides, dont le vide précède les bords, et qui se nouent eux-mêmes ou entre eux. Puis les 28 livres de son fameux séminaire qu’il ouvre en assimilant la psychanalyse au subitisme zen… dont le concept de « non-penser » s’exprime depuis toujours par un cercle vide ( séminaire 1 ).
Certes, le vide est un concept contradictoire. Il ne s’exprime que par inversion, par son contraire, et c’est son efficience. Le vide n’est aucune chose et pourtant il est cause de tout. Il cause, pourrait-on dire, au double sens du mot causer : parler et produire. Il est performatif. Le contradictoire et son assomption qui absorbent et dissolvent notre principe d’identité et de tiers exclu, n’est plus aujourd’hui le contraire du possible : c’est le réel. Il n’y a qu’à penser à l’électron qui est tout à la fois onde et corpuscule, ce qui est exemplairement contradictoire et qui fonde cependant le fonctionnement ordinaire et culturel de nos sociétés électroniques et des nano techniques (millionième de millimètre) qui révolutionnent la médecine et la prévention des maladies.
Démocrite, quatre cents ans avant notre ère, avait déjà conclu : « Il n’y a que du vide et des lettres » comme l’ont montré Heinz Wismann (« Les avatars du vide ») et Barbara Cassin (« Il n’y a pas de rapport sexuel »).
Dans tous les domaines, de nos jours, le vide en expansion infinie se dévoile comme le principe unique de l’évolution et de toutes les formes de mutation. La formule de Cocteau dans « Potomac » : « vous me copierez trente fois le verbe : Exploitez le vide » est sans conteste à prendre plus au sérieux qu’il n’y semblait paraître à l’époque.
En tout cas, ces quelques considérations nous empêchent légitimement d’aborder la langue et la pensée chinoise originelles de la même manière que celles de nos prédécesseurs sans pour autant nier leur contribution et l’importance dialectique de leurs travaux.
Depuis Mattéo Ricci, le saint père Jésuite qui, au 16 ème siècle, établit le premier véritable pont culturel entre la Chine et l’Occident, on traduit « Dao », par « voie ». Mais cette traduction se révèle être plus conforme à la pensée et à la morale de Confucius qu’à l’éthique et à la pensée du vide de Lao tseu. De plus, la notion de « voie » résonne opportunément avec la morale chrétienne : Jésus ne dit-il pas – « Je suis la voie, la vérité et la vie » ? Bien qu’ayant vécu tous deux au 5 ème siècle avant J.C, il y a entre la pensée de Confucius et celle de Lao tseu autant de différence qu’entre la pensée de notre 19 ème siècle et celle du 20 ème siècle, c’est-à-dire qu’entre la physique classique et celle des quanta qui caractérise notre époque. Tandis que la pensée confucéennes se base sur l’étude et le savoir : 大學, dà xué , la vertu d’enseigner, la transmission des valeurs invariantes, le respect de la langue, du sens des mots et des choses comme conditions évidentes du bon fonctionnement de la société, la pensée de Lao-tseu, à l’inverse, se fonde sur le principe des mutations du I Jing ( le livre des mutations ), l’ouvrage originel de la langue et de la pensée chinoise, dont l’emblème est le Wu Ji, le vide parfait, représenté par un rond vide, d’où le 無 , 爲 , wu wei, le travail du négatif : « Wei wu Weil ». Wu 無 , signifie, vide, rien, non, « il n’y a pas » : Il n’y ni substance sonore ni substance pensante. Le vide et ses mutations constituent le langage qui articule les langues. Avant même Mateo Ricci trop de traductions du Dao dé Jing ont été faites, pour des raisons politiques, à partir de la pensée de Confucius, et le célèbre Jésuite Matteo Ricci, ainsi que ses successeurs, ont maintenu, plus ou moins étourdiment, cette sorte de négationnisme sémantique en traduisant Dao par « voie », alors que l’idéogramme Dao signifie aussi, étymologiquement comme dans le langage courant, « voix », ainsi que le savent les peuples de toutes les provinces sino-chinoises, aussi bien que les sinologues occidentaux ou chinois. L’empereur Qianlong, dont le règne est historiquement considéré comme l’âge d’or de la civilisation chinoise, l’apogée de l’ère du Grand Qing (18 ème s.), était un poète, un peintre et un calligraphe remarquable. Il élargit considérablement les frontières territoriales et culturelles de l’empire chinois. Il est intéressant de savoir qu’il fit publier un édit surprenant « valable pour l’éternité » qui interdisait d’apprendre la véritable langue chinoise aux étrangers et aux Chinois de la leur enseigner afin de faire perdurer la suprématie de l’empire chinois sur le monde. D’une certaine manière, cet édit est toujours d’actualité car le chinois qu’apprennent les étrangers est un chinois conforme à l’esprit de leur propre langue structurée sur une ontologie irréductible, conforme à la pensée morale et sociale confucéennes et non pas à la dynamique paradoxale du Wu Ji. Face aux subtilités de la véritable langue chinoise originelle, les langues occidentales et celle de Confucius, font l’effet de langues mortes et les mots de chinois que les occidentaux apprennent (même quand ils en connaissent 10.000) ne sont autres que des sépultures de squelettes desséchés. Le chinois des sinologues occidentaux est un chinois « de corps sans âme », sans Qi, un chinois de signes et de lettres statiques enfermés dans les frontières d’un mot ou d’un caractère, tels des momies dans un tombeau. Bref, un chinois commercial pour une forme de consumérisme impérialiste. La voix du vide anime la poésie propre à chaque langue de l’histoire. C’est pourquoi, la poésie d’une langue s’avère littéralement intraduisible dans une autre langue. Elle exige simplement d’être réinventée dans une herméneutique créatrice ou, pour ainsi dire, à partir de la dimension zéro de son écriture. C’est qu’on ne peut imaginer que ce qui est absent, la voix du vide est le non-être des choses, tel est l’efficience du Dao, . Ce qui expliquerait la platitude des traductions occidentales concernant la poésie chinoise, même quand c’est Paul Claudel qui s’y colle. Certains ironisent même que celui qui traduira la poésie chinoise de manière recevable n’est pas encore né. Comment entendre la voix du vide ? Elle circule entre les sons des lettres à la manière insaisissable de l’espace vide qui articule tout ce qui se touche. Sema Quan, le célèbre historien chinois (2 ème s. av. JC), nous apprend qu’un des noms de Lao tseu était « Oreille » et que son nom posthume fut « Longues Oreilles ». Ce qui suggère des oreilles capables d’entendre « ce qui serpente entre les sons ( Mémoires Historiques ).
Autrefois, en Chine, pour rejoindre une rive à une autre, on faisait les ponts en zigzag afin, disait-on, d’éviter des rencontres frontaleS avec les mauvais esprits.
A l’époque du I Jing et de Laozi, il était habituel pour les écrivains d’établir des « ponts phoniques » avec des torsions aussi baroques que celles des ponts des fleuves et des rivières, entre des termes absolument éloignés les uns des autres du point de vue sémantique. Les auteurs s’autorisaient à permuter le sens de deux idéogrammes différents pour peu qu’ils se prononcent de la même manière. Plus encore, ils pratiquaient le même principe d’analogies avec la calligraphie. Des caractères proches par le style de leur graphie pouvaient emprunter leur signification et carrément se remplacer l’un l’autre. Les auteurs s’autorisaient à employer indifféremment une clé (le radical) à la place d’une autre, selon leur inspiration. Souvent les mêmes caractères étaient écrits sans clé, basés seulement sur leurs phonèmes ou leurs ressemblances graphiques. C’est comme si on écrivait « cygne » au lieu de « signe », « lettre » en place de « l’être », ou comme si l’on jouait sur l’équivoque de tout signifiant, parce que hors du contexte, il est impossible de savoir si « neuf » désigne le chiffre ou la nouveauté ou si le son « lettre » indique le message ou l’être d’une chose. C’est comme si on faisait du lecteur un auteur collaboratif. On faisait confiance à ses capacités d’interprétation, comme le demande, par exemple, l’art contemporain depuis Duchamp. Rappelons au passage que le peintre Georges Mathieu, dont Malraux disait qu’il était le plus grand calligraphe de l’Occident, disait : « la liberté c’est le vide », puisque sans le vide pas de liberté créatrice. La formule dépasse à l’évidence les limites de la peinture : elle s’applique et anime tous les grands concepts, puisque c’est seulement le vide qui permet de donner les nuances qui distinguent leurs utilisations. Depuis l’origine du I Jing ( Le livre des Mutations ), la langue et la calligraphie chinoises privilégient ce que notre rhétorique appelle la paronomase qui entremêle les mots aux sonorités proches , le zeugma qui combine un sens abstrait avec un sens concret, l’ellipse, et l’anacoluthe qui est à la fois brisure de la construction du sens ordinaire et surgissement d’un sens inattendu. L’anacoluthe, explique Barthes, « oblige à chercher le sens absent, elle le fait frissonner ». Elle est le principe de disjonction qui introduit la poétique de la nuance, de la distance et du vide. Elle fait entendre, en même temps que les mots, toujours autre chose que ce qu’ils disent. C’est comme si entre les sons, les signes et les sens, l’écriture chinoise utilisait le principe des associations libres, voire délirantes, de la Traumdeutung de Freud ( L’Interprétation des Rêves ) qui marque la rupture épistémologique entre le 19 ème siècle et le 20 ème siècle occidental.
Ainsi, le vide parle, naturellement, continuellement (« l’inconscient, ça parle ») puisqu’il ne peut qu’être dit. Il manque toujours dans la tautologie des langues ordinaires, le troisième terme qui est le temps insaisissable autrement dit « la voix diachronique du vide », qui est celle d’un manque qui crée le désir, mais un désir qui cesse d’être soumis à l’idéal paternel, autrement dit un désir qui atteint sa satisfaction : l’extinction prodigieuse du désir. Le vide est le temps, le temps inné en expansion infinie. Il ne peut que se dire momentanément, de façon partielle. C’est l’onde qui précède les formes. Comme dit Lao tseu (poème 36) : « Les tourbillons font naître les poissons ». La voix du vide, le Dao, , n’est pas une langue mais ce qui articule les langues comme l’ont bien vu Saussure, Démocrite, le I Jing et le Lao tseu. C’est ce vide dynamique qui rend capable d’exister, de travailler, de réussir, d’aimer et d’être heureux. Il permet de réaliser, puisqu’il est le principe de toute mutation, ses rêves et autres prodiges. C’est une autre manière de voir, d’interroger de comprendre plus adéquate, nous semble-t-il, aux mutations existentielles et sociétales de notre époque. Aller par-delà la négation, l’affirmation et leurs mutations, telle est la sagesse sans sagesse de la voix du vide. Cette voix qui précède les voies.
La traduction du Dao de Jing, ou du Lao tseu , comme on disait autrefois, que nous présentons ici à votre aimable attention, est la première traduction qui unifie la notion de vide dynamique de la pensée de notre 21 ème siècle avec l’écriture et la pensée chinoise des origines.