Toute souffrance vient de ce que nous croyons à l’ego, c’est-à-dire qu’il y a de l’être dans la dimension de l’inconscient. Pour se délivrer de cette idée fixe, les sophistes, et notamment Gorgias et son « Traité du non-être », se présentent, du fond des âges, comme une aide précieuse. Tout sujet dans l’inconscient est une fiction. Pour Freud toute idée fixe ou substantialisme, est une résistance à l’inconscient qui doit être vaincue. L’inconscient, ou infini, ou non-être, est le principe de la volonté de puissance qui engendre le conscient et son dépassement. L’inconscient, dit Lacan, est la pulsation temporelle. Nous sommes avec l’inconscient dans une rhétorique du temps, du mouvement et non dans une rhétorique de l’être qui, à notre insu, commande nos comportements et dont la cure psychanalytique nous libère.
Gorgias (483-375)
Traité du non-être
(Traduction et interprétation à partir des citations et commentaires de Sextus Empiricus et du De Melisso. GM).
La thèse de Gorgias est en trois points :
L’être n’existe pas. Rien n’existe . (il n’y a que la parole).
Démonstration que rien n’existe.
2) L’être est inconnaissable (on ne connait que ce qui est dit) . L’être n’est pas la pensée puisqu’on peut penser des choses qui n’existent pas.
Démonstration que l’être, s’il était, ne correspondrait pas à la pensée.
L’être est incommunicable (on ne communique que de la parole).
Même s’il y avait de l’être il serait incommunicable.
Démonstration de l’incommunicabilité de l’être.
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Gorgias nie tout à la fois l’être, la connaissance et la communication. Il abolit les trois principes de la logique formelle en démontrant qu’elle se contredit elle-même. La logique formelle n’est qu’une simple affirmation, un contrat symbolique ne reposant que sur la parole. Gorgias dévoile le mensonge paranoïaque de l’être en le prenant à son propre piège. Il démontre que la parole (de l’inconscient ou du non-être) reste le seul art qui mérite d’être cultivé parce qu’il libère, gouverne et dépasse les dimensions de la parole subjective et objective.
1) Démonstration que rien n’existe :
Si quelque chose existe, c’est ou de l’être ou du non-être ou les deux à la fois.
Le non-être n’est pas.
Le non-être n’est pas car s’il était il serait de l’être et non pas du non- être. Il ne peut y avoir d’être du non-être. Ce serait contradictoire et le contradictoire est impossible.
Mais l’être n’est pas non plus
En effet, si l’être était, il devrait être soit infini soit engendré (fini)
ou les deux à la fois.
L’être peut-il être infini ?
Démonstration selon laquelle l’être ne peut être infini :
Pour être il faut être quelque part. Tout lieu se définit par un début et une fin. L’infini est ce qui n’a ni début ni fin. Or si l’être était infini il ne pourrait donc se trouver en aucun lieu. Pour se trouver quelque part il faut être plus petit que le lieu où l’on se trouve. Rien n’étant plus grand que l’infini, l’être pour être ne saurait donc être infini. L’infini n’ayant pas de limite, si l’être était infini, il se dépasserait lui-même et n’ayant pas de limite il ne pourrait être nulle part. Donc, si l’être est, il ne lui est pas possible d’être infini. Ce serait contradictoire et le contradictoire est impossible comme l’implique la proposition de Parménide : « l’être est et le non-être n’est pas ». L’être ne peut être infini sinon il serait du non-être.
L’être peut-il être engendré ?
L’être ne peut pas être engendré, car pour être engendré, il devrait l’être soit par de l’être soit par du non-être. Dire que l’être pourrait être engendré par de l’être, ce serait dire qu’il existerait avant sa naissance. Représentation contradictoire et impossible. Dire qu’il est engendré par le non-être, est également impossible car ce qui engendre doit nécessairement avoir quelque existence pour engendrer, or le non-être n’a aucune existence par définition. Donc l’être ne peut être engendré ni par l’être ni par le non-être.
Quant à être à la fois « éternel et engendré», c’est impossible, puisque les deux termes s’annulent selon le principe du non-contradictoire.
L’être ne peut être ni un ni multiple.
L’être pour être un doit se présenter soit comme une continuité, une quantité, une grandeur, ou un corps, physique ou abstrait. Or tout cela est divisible. Donc l’être ne peut être un. Il n’est donc qu’une convention de la parole. Peut-il être multiple ? L’être ne peut pas être multiple puisque le multiple est composé d’unités et qu’il n’y a pas d’unité en soi autrement que ce que l’on déclare « un ». Donc l’être ne peut être ni un ni multiple.
L’être plus le non -être peuvent-ils être l’être ?
L’être et le non-être ne peuvent former ensemble la même chose qui serait l’être, car s’ils étaient l’un et l’autre ils ne pourraient être la même chose en vertu du principe du non contradictoire.
Donc, contrairement à Parménide et à la logique formelle, il n’est possible à
l’être ni d’être, ni de n’être pas, ni les deux ensemble.
La première proposition du Traité du non-être conclut donc :
Rien n’existe de tout ce qui est. ( Il n’y a que la parole).
Il n’y a rien, et même pas rien, puisqu’il est nécessaire de le dire.
2) Deuxième proposition : L’être est inconnaissable : Il ne peut être pensé. Même s’il y avait de l’être, il ne pourrait être pensé car la pensée n’est pas de l’être.
Démonstration
Pour être connaissable l’être devrait pouvoir être pensé. Si l’être pouvait être pensé, il devrait être tel qu’il est en étant pensé. Par exemple, s’il s’agit d’une chose blanche elle devrait être pensée comme blanche et non pas avec une autre couleur. Inversement, ce qui est pensé devrait exprimer l’être tel qu’il est pensé. Par exemple, si quelqu’un pensait qu’un homme vole dans les airs, cet homme volerait dans les airs. Si un autre pensait à des chars courant sur la mer, ces chars se mettraient aussitôt à courir sur la mer. Or il n’en est rien, et quiconque peut parfaitement penser que l’écume de la mer est aussi noire que la nuit sans que l’écume ne cesse d’être blanche. Donc être et penser diffèrent l’un de l’autre. Si être et penser coïncidaient, il suffirait de penser à un million de dragmes pour qu’un million de dragmes soit réellement devant nous. Inversement, le non-être n’étant pas, on ne pourrait penser ce qui n’est pas. Or, il se trouve que Charybde, Scylla, la Chimère et autres monstres ou personnages mythologiques, peuvent être parfaitement pensés, bien qu’ils ne soient pas. De plus, les choses vues, qui sont tenues pour existantes par le seul fait qu’elles
sont vues, et les choses sonores, tenues pour existantes par le seul fait d’être entendues, ne peuvent ni se traduire ni s’abolir l’une par l’autre. Ce qui est visible ne peut pas être traduit par le sonore et inversement. Cependant, nul ne s’avise à soutenir que les choses visibles n’existent pas parce qu’on ne les entend pas, ni que les choses sonores n’existent pas parce qu’elles ne sont pas vues. De la même façon la Chimère, et autres fantaisies du même ordre, sont pensées bien que nul dans l’histoire ne les ait jamais vues ni entendues. Donc il ne leur suffit pas d’être pensé pour être. Il suffit de se les représenter en pensée pour qu’on sache de quoi il s’agit, bien qu’elles ne soient pas.
Conclusion : la pensée ne peut pas plus rendre compte de l’être que le visible ne peut rendre compte du sonore ou le sonore du visible. Etre et penser ne coïncident pas. L’être, en supposant qu’il soit, resterait aussi inconnaissable que le visible pour le sonore, ou le sonore pour le visible. La pensée est autre chose que l’être. Elle ne peut l’évoquer autrement que par la parole. L’être n’est qu’un effet de parole sans existence réelle.
Troisième proposition : l’être est incommunicable
Les choses visibles ne sont pas entendues et les choses entendues ne sont pas visibles. Seules les choses visibles sont vues, seules les choses capables d’être entendues sont entendues. Ce ne sont pas les choses vues ou entendues que nous communiquons mais seulement le discours sur les choses vues ou entendues. De même que ce qui est visible ne peut devenir ce qui est sonore, ce qui est visible ou sonore ne peut être confondu avec le discours. Les discours ont une existence propre qui diffère des choses dont ils parlent. Ce qui est visible diffère du discours sur le visible et ce qui est sonore diffère du discours sur le sonore. Ainsi les discours ne communiquent jamais les choses dont ils parlent, mais seulement ce qu’ils en disent. On communique le discours sur l’être mais non pas l’être. L’être, en supposant qu’il soit, reste donc incommunicable.
Conclusion : C’est la parole qui parle de l’être, mais l’être n’existe pas. Il n’y a que la parole. Il n’y a ni sujet ni objet mais seulement la parole qui les désigne comme tel. Donc, l’art qu’il convient de cultiver n’est pas la vaine science de l’être. Celui qui parle en se référant à « l’être » ne parle même pas. Mieux vaut aller directement à la science du discours, à la rhétorique du temps. Cette parole est l’art supérieur qui permet de tirer parti de tous les autres arts et qui décide du bon emploi de ce qu’ils produisent. Il n’y a ni chose ni être, ni vérité, ni sujet. « Ça parle » comme « il pleut » ou « il neige » sans sujet. La parole n’est pas un objet statique. « Nous sommes du « parlêtre », dit Lacan, mot qu’il y a avantage à substituer à l’inconscient, d’équivoquer sur la parlote (de l’être), d’une part, et sur le fait que c’est du langage que nous tenons cette folie qu’il y a de l’être » ( conférence à l’Université de Columbia ,1/12/75 in Silicet 6/7. CD « Pas tout Lacan »).
Le premier cabinet de psychanalyse
Plutarque dans ses « Vies parallèles » rapporte que le sophiste Antiphon avait ouvert à Corinthe, près de l’Agora, 420 ans av. JC, ce que l’on doit considérer historiquement comme le premier cabinet de psychanalyse. Sur une enseigne Antiphon, le sophiste, annonçait qu’il guérissait toutes les maladies par la parole et l’interprétation des rêves. (Diels, Doxographies ). L’histoire a conservé l’interprétation d’un rêve par Antiphon. On constate qu’elle est parfaitement conforme à « l’Interprétation des Rêves », l’ouvrage fondamental de Freud sur la psychanalyse : Un patient se plaint à Antiphon d’être angoissé parce que chaque nuit il rêve qu’il est poursuivi par deux aigles. -Vous n’êtes pas poursuivi, lui rétorque Antiphon, vous courrez plus vite que ne volent les aigles. Ce qui est une preuve de votre supériorité et des succès que vous allez avoir. Ainsi, la parole a le pouvoir d’inverser le sens de n’importe quelle situation. La psychanalyse est, encore aujourd’hui, au XXIème siècle, « la cure par la parole ». Non pas par la parole de l’être mais bien, selon Freud et Lacan, celle du non-être, du non-être qui n’est pas de l’être, à savoir celle de l’inconscient véritable volonté de puissance, moteur de la résilience, capable de transformer toute situation.
Platon condamnait les artistes sous le prétexte qu’ils pratiquent l’illusion à la manière des sophistes. Le sophiste Philostrate rétorquait : « Celui qui s’illusionne est plus juste que celui qui ne s’illusionne pas et celui qui est illusionné plus sage que celui qui n’est pas illusionné. Plus sage, parce que celui qui n’est pas insensible à l’illusion est plus apte à comprendre ce que disent les paroles et les discours ». La parole ne condamne pas l’illusion, bien au contraire, elle permet d’en exploiter tous les charmes et toutes les possibilités.
Gorgias fut l’élève d’ Empédocle d’Agrigente auquel Freud se réfère dans son dernier ouvrage « Abrégé de Psychanalyse » (p. 9). Gorgias est né à Léontium en Sicile vers 483 av. J.-C. et mort à Larissa en Thessalie en 375. Il vécut donc 108 ans, et, s’accorde-t-on à dire, en pleine vigueur. Il avait « la grande santé » que procure la pensée du non-être. Gorgias enseignait l’éloquence sophistique et la rhétorique en parcourant les grandes villes de la Grèce. Thucydide , le premier grand historien de l’Antiquité et d’autres grands auteurs ont suivi son enseignement. Gorgias a exercé une grande influence sur le développement de la littérature et de la pensée grecque. Il acquit une grande fortune et une grande célébrité. On dit qu’il portait en toute occasion des vêtements magnifiques. Il mourut dans une superbe villa, entouré d’œuvres d’art et de multiples amis. Tout cela pour dire combien la parole du non-être mène au plaisir, à la réussite et aux satisfactions. C’est que la jouissance du non-être inclut et transmute le tragique alors que la jouissance de l’être est toujours empoisonnée et punie par le tragique. La renommée de Gorgias aujourd’hui, depuis les travaux de Barbara Cassin, ne cesse d’être réhabilité et de grandir.
L’infini est le non-être qui précède l’être. Le mouvement précède le statique. L’infini produit l’être et son dépassement. L’inconscient est la volonté de puissance qui précède le conscient et le dépasse. Quant à l’être, avec ses interdits, il incarne ce qu’il dénonce. L’être est la peur. Ses joies et ses jouissances sont immanquablement inhibées, culpabilisées, empoisonnées. La sphère de l’être parménidéenne, immobile et sans faille, est la boule de l’angoisse. L’être n’est qu’un chat galleux par rapport à la panthère noire du non-être. Selon la formule de Mallarmé : « Le mot est le seul objet dont le néant s’honore » ( Sonnet en X ). Le néant ou non-être demeure « intraduisible ». Mais intraduisible selon la définition de la philologue Barbara Cassin, c’est-à-dire : « non pas ce que l’on ne traduit pas, mais ce qu’on en finit pas de traduire, donc aussi ce qu’on ne cesse pas de ne pas traduire » (« Parménide, sur la nature ou sur l’étant ». Seuil).Le physicien Hendricks Casimir a démontré que : « le vide est une poussée ». La physique moderne a dévoilé l’insubstantialité de la matière. « En supprimant la matière expliquait Einstein, on a cru qu’il resterait l’espace, mais en supprimant la matière on s’est aperçu qu’on avait aussi supprimé l’espace ». Reste la parole qui produit la matière et l’espace, les terres et les cieux. « Fin de la physique début du temps », résume le spécialiste des trous noirs, le mathématicien Stephen Hawkings. « L’inconscient (et son langage) est une pulsation temporelle », explique Lacan dans « Les quatre concepts de la psychanalyse », (concepts qui ne sont justement pas des concepts, mais, « le refus de tout concept » (p.22), séminaire 11. Si l’inconscient parle comme pulsation temporelle nous sommes bien dans une rhétorique du temps et non pas dans une rhétorique de l’espace ou de l’être.
Topologie du non-être
Le nœud topologique se ferme sur lui-même alors que les nœuds dans la réalité ne se ferment pas sur eux-mêmes. La topologie des nœuds est donc faite de ronds. Un rond n’a ni commencement ni fin. Sur le circuit d’un rond commencement, milieu et fin sont choses semblables. Ce n’est que la parole qui décide de ce dont il s’agit. Un rond représente donc l’infini sans commencement ni fin. L’infini ne peut être qu’en mouvement puisqu’en s’arrêtant il aurait un commencement et une fin (voir « l’être n’est pas », p.2). Etant en mouvement les ronds se nouent eux-mêmes ou entre eux. Le vide engendre le mouvement qui fait la ligne. Une ligne en mouvement infini à ses extrémités forme un cercle (principe de Desargues, ami de Descartes). Sur la ligne d’un cercle il y a une infinité de points qui sont autant de nœuds premiers (nœud à trois croisements et quatre trous : . Chaque nœud premier est lui-même constitué d’une ligne se fermant sur elle même et constituée d’une infinité de points. Le rond est l’infini. Il est, par ailleurs, le principe de toute mécanique, logique, physique, biologique et quantique. La topologie des nœuds est donc la topologie de l’infini en mouvement (logos, la parole, qui fait les topos, c’est-à-dire les espaces). C’est la topologie des sophistes avec un autre statut.
La rhétorique de l’être ne peut expliquer la rhétorique du temps alors que celle-ci peut rendre compte de celle-là et s’en servir comme elle veut. La langue chinoise ne connaît pas le verbe être. Sa pensée ne se fonde pas sur le concept d’être et pourtant elle a développé et continue de développer une grande et puissante civilisation. « L’inconscient de tous les individus est structuré comme l’écriture chinoise » explique le Pr Huo Datong, le premier psychanalyste chinois de l’histoire moderne (« La Chine sur le divan » de Dorian Malovic (Plon). Ce qui se démontre facilement, entre autre avec le Yijing, « Le livre des mutations », fondement de la pensée chinoise : Le Yijing est constitué de traits sans signification. Ils ne prennent sens que l’un par rapport à un autre, à la manière des signifiants asémantiques de Lacan. Dans la langue chinoise, comme dans le langage inconscient, le son précède le sens.
無 极
Wu Ji, la puissance suprême non-être